Le sommet européen de printemps
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Le processus de Lisbonne est-il enterré ? En lisant et écoutant certains commentaires de la presse suite à la rencontre des chefs d’Etat européens ces 25 et 26 mars, on pourrait le croire.
En réalité, il n’en est rien. C’est même le contraire. Les conclusions de la présidence, qui clôturent le sommet, signifient la volonté européenne d’aller jusqu’au bout : « Le Conseil européen veut aujourd’hui faire passer un message de détermination et de confiance ». Et : « Pour que le processus soit crédible, il convient d’accélérer le rythme des réformes au niveau des Etats membres ».
C’est ce que demandent, en fait, les organisations patronales : l’UNICE, la confédération européenne des employeurs, et l’ERT, la Table ronde des industriels européens, qui rassemble plus ou moins 45 présidents ou vice-présidents des grandes multinationales européennes (Renault, Bayer, Shell, Solvay, Philips, Fiat, Saint-Gobain, etc.). Même s’il faut pour cela, détruire les systèmes sociaux nationaux.
Article à paraître dans Angles d’Attac.
Le sommet européen de printemps
Le processus de Lisbonne est-il enterré ? En lisant et écoutant certains commentaires de la presse suite à la rencontre des chefs d’Etat européens ces 25 et 26 mars, on pourrait le croire.
En réalité, il n’en est rien. C’est même le contraire. Les conclusions de la présidence, qui clôturent le sommet, signifient la volonté européenne d’aller jusqu’au bout : « Le Conseil européen veut aujourd’hui faire passer un message de détermination et de confiance » [1]. Et : « Pour que le processus soit crédible, il convient d’accélérer le rythme des réformes au niveau des Etats membres » [2].
Les contradictions de la mise en oeuvre
Rappelons que le processus de Lisbonne concerne les décisions prises au sommet de mars 2000 dans la capitale portugaise. La principale d’entre elles est de faire en 2010 de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » [3].
D’où un programme de baisse des coûts salariaux en faveur des entreprises, de flexibilisation du marché de l’emploi, d’incitation des chômeurs à accepter les boulots proposés, de privatisation de la sécurité sociale, de libéralisation de secteurs comme les télécoms, les transports, la poste et l’énergie... [4]
Chaque année, au sommet de printemps, les chefs d’Etat et de gouvernement évaluent l’état d’avancement du processus.
Mais, justement, à cause principalement de ces aspects sociaux, qui déstructurent et détruisent une série d’acquis des travailleurs et des citoyens, ces projets rencontrent beaucoup d’opposition dans les populations. Des centaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues des villes italiennes le vendredi 26 mars contre l’application de ces mesures. En France, l’adoption de dispositions retardant l’âge de la mise à la retraite avait suscité de nombreuses démonstrations sociales. Le récent vote aux élections régionales, désavouant la droite au pouvoir, montre l’insatisfaction des Français. De même, en Allemagne, le chancelier Gerhard Schröder a dû démissionner de son poste de président de parti SPD (socialiste allemand), à cause de la fronde de sa base face aux mesures d’application de Lisbonne. Il a expliqué qu’il ne pouvait à la fois mener ces plans à bien et l’expliquer aux militants du parti. Il a donc laissé cette tâche à quelqu’un d’autre.
Outre ces protestations, il y a certaines contradictions dans les objectifs. Ainsi, d’un côté, les Etats membres doivent respecter le pacte de stabilité : limiter le déficit budgétaire à 3% du PIB (produit intérieur brut, qui évalue la richesse marchande créée en un an), peu importe les conditions économiques. De l’autre, ils doivent, dans le cadre des décisions de Lisbonne, investir dans la formation, l’infrastructure, l’aide aux entreprises (notamment par la baisse des charges sociales, fiscales, administratives)...
Tout cela aboutit à une application plus lente que prévue. N’oublions pas non plus que le sommet du printemps 2000 se déroule dans une euphorie économique et boursière. Quatre ans plus tard, les dirigeants réfléchissent aux manières de sortir de la crise et de relancer l’activité.
Le patronat fait le forcing
Ces éléments n’affectent guère la détermination des organisations patronales. Elles veulent atteindre dans les temps les objectifs définis à Lisbonne, dont elles sont les plus grands promoteurs.
Avant chaque sommet de printemps, aussi bien l’UNICE, confédération européenne des employeurs, que l’ERT (Table ronde des industriels européens, qui réunit environ 45 présidents de multinationales européennes) lancent leurs avis sur l’état d’avancement du processus. Des documents attentivement lus et repris par les dirigeants européens.
L’UNICE a d’ailleurs déplacé sa propre activité, le sommet européen des affaires (European Business Summit), pour qu’elle tombe avant les 25 et 26 mars et qu’elle puisse donner un message aux chefs d’Etat.
Et cela fonctionne. La dernière rencontre de Bruxelles leur accorde satisfaction sur pratiquement toute la ligne.
D’abord, au lieu d’être bloqué ou freiné par les différentes manifestations sociales et syndicales, l’agenda Lisbonne sera accéléré.
Ensuite, le coeur du travail sera de faire appliquer les mesures déjà prises au niveau européen par les différents Etats membres. Les conclusions de la présidence sont explicites : « Le Conseil européen convient que l’essentiel est désormais de mieux mettre en œuvre les engagements qui ont déjà été pris. (...) Il y a lieu de renforcer le suivi des résultats obtenus au plan national, notamment par l’échange d’informations sur les meilleures pratiques. Il faut que les accords et les politiques définis au niveau de l’Union européenne soient plus rapidement traduits en mesures concrètes » [5].
C’est une vieille revendication des lobbies patronaux. L’ERT écrit dans un de ses documents destinés à influer sur le sommet de printemps : « L’ERT soutient fortement l’ensemble d’objectifs fixés au sommet de Lisbonne (...). Depuis le début, l’ERT précise aussi que la clé du succès reposera dans un seul mot : APPLICATION » [6]. Le MEDEF, la fédération patronale française, ajoute : « Le MEDEF insiste sur le fait que la réussite de la stratégie de Lisbonne dépendra essentiellement de la détermination, de la constance et de l’efficacité de la mise en oeuvre, et non pas d’une redéfinition permanente de ses objectifs » [7].
Les principes fondamentaux de flexibilisation de la main-d’oeuvre, de baisse des coûts salariaux, de promotion de l’esprit d’entreprise sont réaffirmés : « Pour accroître la capacité d’adaptation, il convient de réduire, lorsque les circonstances s’y prêtent, les coûts non salariaux de la main-d’œuvre, de veiller à ce que les salaires prennent mieux en compte la productivité et de promouvoir des formes de travail souples sans négliger la sécurité des travailleurs » [8].
Le Conseil européen (c’est-à-dire la réunion des quinze chefs d’Etat et de gouvernement) reprend, à son compte, le rapport de la commission Kok [9], déposé en décembre 2003. Ce document souligne le retard pris dans l’application des mesures et propose une accélération. Il est soutenu par les organisations patronales. L’UNICE écrit : « La réalisation des objectifs de Lisbonne en matière d’emploi est tributaire des actions que les Etats membres doivent engager maintenant pour mener à bien les réformes préconisées par le rapport Kok, en particulier en matière d’adaptabilité et d’activation » [10]. L’adaptabilité et l’activation portent sur les travailleurs : il s’agit qu’ils acceptent n’importe quel emploi proposé ; de cette façon, ils seront adaptables (on a dit auparavant « employable ») et activés.
Eh bien, Wim Kok va pouvoir continuer. Il est désigné pour former un nouveau groupe d’experts en vue de produire un nouveau texte en ce qui concerne ce qui devrait être fait comme applications. Ceci devrait parvenir en novembre 2004. Avant l’évaluation de mi-parcours, l’année prochaine, en 2005.
Arrêter le processus de Lisbonne
Il n’a pas fallu longtemps pour que les lobbies patronaux présentent leur large sourire au sortir de ce nouveau sommet. Avant même que vous ayez pu comprendre l’importance de ce qui se décidait, l’UNICE produisait un communiqué élogieux : « La présidence irlandaise [11] a réalisé un grand effort couronné de succès dans la préparation de ce sommet de printemps. En conséquence, les conclusions de la présidence sont dans la bonne ligne en notant l’engagement nécessaire et urgent dans la stratégie de Lisbonne » [12].
Il est clair qu’on ne peut se contenter d’enregistrer ces déclarations. Ce qui se passe au niveau de Lisbonne est aussi grave et inquiétant - sinon davantage - que la signature de la Constitution européenne.
Le processus de Lisbonne représente la construction européenne dans son aspect le plus inacceptable :
l’économie est orientée quasi exclusivement vers la compétitivité des entreprises, ce qui profitera aux détenteurs des capitaux et obligera les salariés à accepter toutes les conditions de dégradation sociale qui correspondent aux desiderata des multinationales ;
de ce fait, il y a un démantèlement des acquis sociaux, conquis de hautes luttes par les travailleurs et les citoyens des différents pays européens : baisse des salaires, élévation de l’âge de la pension, destruction des services publics, etc. ;
la manière dont cela se passe, avec une influence et même, plus exactement, une collusion avec les lobbies patronaux, montre le caractère profondément antidémocratique de la démarche ; à Barcelone, en mars 2002, il y avait plus de 400.000 manifestants pour demander une autre Europe, mais les chefs d’Etat n’ont écouté que la dizaine de dirigeants patronaux pour continuer les mesures et même les accélérer ;
Lisbonne pousse à la guerre économique ; être l’économie de la connaissance la plus compétitive veut dire qu’on dépasse tous les autres pays, à commencer par les Etats-Unis : on veut être le meilleur ; cela s’oppose clairement à une économie fondée sur l’humain et la solidarité entre les peuples ; et cela peut nous conduire à des conflits politiques et même militaires, car il ne faut pas croire que les autres nations vont regarder sans broncher l’Europe.
Comme Attac rejette, à juste titre, la Constitution européenne [13], arrêtons le processus de Lisbonne.
Houben Henri
[1] « Conclusions de la présidence », Conseil européen de Bruxelles, Bruxelles, 26 mars 2004, p.2-3, point 8.
[2] « Conclusions de la présidence », op. cit., p.3, point 10.
[3] Conseil européen de Lisbonne, « Conclusions de la présidence », Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, point 5.
[4] Voir articles précédents. La plupart se trouvent sur le site d’Attac Bruxelles 1 (groupe Europe).
[5] « Conclusions de la présidence », op. cit., p.3, point 10.
[6] ERT, « The European Challenge », Message from the ERT to the Spring European Council, mars 2003, p.5.
[7] MEDEF, « Mettre fin aux retards de la France en Europe », troisième rapport annuel du MEDEF au Sommet européen de Printemps, mars 2003, p.1.
[8] « Conclusions de la présidence », op. cit., p.8, point 37.
[9] Wim Kok a été Premier ministre des Pays-Bas. Il a négocié au début des années 80 un pacte social, que certains ont baptisé le « modèle hollandais ». Celui-ci est fondé sur une haute flexibilité de la main-d’oeuvre.
[10] UNICE, « Projet de rapport conjoint sur l’emploi 2003/2004. Commentaires de l’UNICE », Bruxelles, 23 février 2004, p.4.
[11] L’Irlande préside l’Union jusque fin juin 2004. Elle gère donc les réunions européennes, même si celles-ci se passent à Bruxelles.
[12] UNICE, « UNICE Comments on the Conclusion of the Spring Summit », Bruxelles, 26 mars 2004.
[13] Voir articles dans Angles d’Attac et sur le site d’Attac Bruxelles 1.