Kekcèça
Outils pour comprendre l’économie
par
Quel est l’événement le plus important de l’année ? Sans doute reste-t-il deux mois. Mais on peut déjà faire un pronostic. Est-ce la victoire de l’Espagne à la Coupe du monde de football ? La victoire des nationalistes flamands aux élections de juin ? L’impossibilité d’établir un gouvernement fédéral sur ces malheureux 30.500 km² ? Le tremblement de terre en Haïti ? Les frasques de Berlusconi ?
Mon avis personnel est la décision, prise le 3 novembre, du FOMC de la FED d’élargir le QE de 600 milliards de dollars. Vous n’avez rien compris ? Alors traduction : le FOMC (Federal Open Market Committe) est le comité de la politique monétaire de la FED ; la FED est la Federal Reserve, c’est-à-dire la banque centrale des Etats-Unis ; notons que cette banque ne dépend pas de la Maison Blanche, mais d’une douzaine de banques régionales dans lesquels les actionnaires sont parfois des banques privées ; il n’empêche que la FED est responsable de la politique monétaire outre-Atlantique ; enfin, QE est le quantitative easing, c’est-à-dire une manœuvre pour racheter des bons du Trésor (c’est-à-dire des emprunts publics) dans le but de faire baisser les taux d’intérêt.
Si vous n’avez toujours rien compris et en particulier l’enjeu, c’est normal. Le but des explications éducatives traditionnelles est de vous dégoûter d’en apprendre davantage. Avez-vous simplement entendu parler de cette décision de la FED ? Pas sûr. Mais on va essayer de décortiquer l’événement.
En fait, en appliquant cette méthode, la banque centrale américaine essaie d’injecter des liquidités dans l’économie nationale (puisqu’elle lance de la monnaie qu’elle crée donc en échange de ces bons du Trésor). Et celle-ci en a bien besoin, car au contraire des prévisions très optimistes comme quoi la crise était terminée l’activité productive ne décolle pas, le taux de chômage reste élevé (10% officiellement, mais en comptant tout le monde le taux est plus proche de 20%), les pauvres se multiplient, les victimes des prêts immobiliers toxiques sont éjectés de leur demeure et… les électeurs sanctionnent l’administration Obama pour ne pas avoir résolu ces problèmes.
En augmentant la liquidité, la FED espère favoriser les crédits et ainsi relancer une production anémiée. Ce n’est pas la première fois qu’elle se lance dans une telle politique. Depuis 2008, elle a déjà injecté 1.700 milliards de dollars [1]. Elle avait la capacité de distribuer ainsi environ 300 milliards de dollars. C’était le QE1. Maintenant, ses possibilités sont montées à 900 milliards et 110 milliards par mois. C’est le QE2. Comme elle peut acheter et vendre, le montant de 900 milliards est le maximum visé pour le second trimestre 2011 [2].
La guerre des changes
La monnaie est une matière complexe. Néanmoins, l’opération peut normalement être comprise par tout un chacun. En principe, il y a une correspondance entre la valeur de la production (c’est-à-dire le PIB, produit intérieur brut qui estime la production marchande ou monétarisée d’un pays) et la monnaie en circulation. Si le PIB vaut 1.000, il faut que la monnaie en circulation soit égale à 1.000. En injectant par exemple 100 en plus, la FED crée un déséquilibre. Habituellement ceci se résout par une hausse des prix. Ainsi, le PIB va passer à 1.100 équivalant au total monétaire en circulation.
C’est ce qu’on appelle l’inflation et, en général, ceci est actuellement proscrit. Seulement, avec la crise économique, le risque d’avoir une déflation, c’est-à-dire une baisse des prix, des salaires et donc de toute l’activité économique est beaucoup plus important et craint par les autorités de la FED. Il y a donc peu de chances qu’il y ait une réelle inflation.
En revanche, deux conséquences vont se manifester. Ce sont celles-ci qui menacent la stabilité économique mondiale.
D’abord, malgré le peu de probabilités d’une inflation aux Etats-Unis, il y a une dévalorisation de fait du dollar. En effet, les 1.000 de PIB sont représentés par 1.100 en dollars. Le dollar vaut moins. Ce qui va favoriser ses exportations et ralentir ses importations. Du moins normalement. En période, cela équivaut à vouloir se sauver en prenant des parts de marché à l’étranger, donc sur le dos des autres pays. Les autres nations auront tendance à vouloir procéder de même et on est parti pour une guerre monétaire tout azimut.
La crainte est fondée, surtout quand le signal est donné par la plus grande économie du monde. Les réactions des spécialistes étrangers ne se sont pas fait attendre. Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, réplique : « Je ne crois pas que les Américains vont résoudre leurs problèmes de cette manière et je crois qu’ils vont poser des problèmes supplémentaires au monde » [3]. Son homologue française, Christine Lagarde, rajoute non sans fondement : « L’euro est clairement la variable d’ajustement. D’un côté, le dollar baisse avec une politique monétaire conçue à cet effet ; de l’autre, le yuan chinois ne flotte pas librement, ce qui signifie qu’une autre monnaie doit monter. » [4] Même son de cloche à Brasilia, à Tokyo, à Pékin ou à Séoul.
Que ce soit le Japon, le Brésil, l’Inde, la Thaïlande ou la Corée, tous ont déjà pris des mesures pour empêcher que leur devise ne se valorise. Comme le souligne Christine Lagarde, la Chine contrôle sa monnaie. Guido Mantega, le ministre brésilien des Finances, a évoqué le terme de guerre des changes.
Le dangereux précédent des années 30
Ce n’est pas sans conséquence. Lors de la précédente grande et profonde crise, celle des années 30, la même situation s’était présentée. Le gardien du temple monétaire, à l’époque l’étalon-or, était la Grande-Bretagne. Mais, avec une économie ne croissant quasiment plus, celle-ci ne pouvait pas assurer une balance extérieure équilibrée : elle devait de plus en plus importer et les capitaux attirés par la place financière de Londres ne suffisaient plus à compenser ces dépenses. Londres a décidé unilatéralement le 21 septembre 1931 de lâcher la parité fixe de la livre à l’or. Immédiatement, la devise britannique perdit 40% de sa valeur, améliorant la position concurrentielle des îles.
Mais les autres firent de même. Une des premières mesures prises par Roosevelt lorsqu’il arrive à la Maison Blanche en mars 1933 est de laisser flotter le dollar. La livre qui valait 3,5 dollars en 1932 est passée à 5 dollars deux ans plus tard. Les derniers défenseurs de l’étalon-or, c’est-à-dire le maintien d’une parité fixe, la France, l’Italie et la Belgique, perdent pied les uns après les autres. Les grands messes monétaires qui ont lieu à l’époque sont des échecs : la coopération est impossible entre des Etats qui poursuivent leurs intérêts propres sans considération pour les autres. Mais c’est une considération qu’on pourrait reprendre aujourd’hui, malgré tous les appels à la collaboration internationale ou à la solidarité mondiale.
En même temps, des mesures ouvertement protectionnistes sont adoptées dans les différents pays. Mais soulignons clairement que des dévaluations unilatérales ont exactement le même effet : favoriser les exportations et rendre plus difficiles les importations. De la sorte, des blocs se sont formés : l’Amérique avec les Etats-Unis, l’empire britannique, les domaines coloniaux… Pour en sortir, pour conquérir de nouveaux marchés - ce à quoi l’accumulation capitaliste pousse tôt ou tard -, il n’y avait plus qu’un moyen : la guerre. La décision de la FED va donc dans cette dangereuse direction.
Le pire est-il réellement passé ?
Le second problème est de savoir où vont passer les liquidités créées par la banque centrale. Comme nous l’avons affirmé, il est peu probable que cela se traduise par des augmentations de prix. Seulement, l’argent va arriver aux banques, celles qui traitent avec la banque centrale. Celles-ci vont prêter davantage. Mais à qui ? Sans doute à des entreprises, qu’elles soient financières ou non, ou à des spéculateurs professionnels. Et eux, vont-ils investir dans une économie qui ne croît plus ? C’est peu certain.
Là où les investissements peuvent réellement rapporter, c’est sur les marchés financiers ou dans les économies dites émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine…). Autrement dit, la création monétaire a toutes les chances de se retrouver sur des Bourses ou autres du même acabit, donc à y favoriser l’apparition de nouvelles bulles, ou dans des pays où elle risque d’encourager l’inflation. Comme le dit Schäuble, ce sont des problèmes supplémentaires pour le monde. On court vers de nouveaux krachs, de nouvelles crises, de nouveaux drames sociaux.
Loin d’apaiser l’actuelle récession, la décision de la FED la propage, l’étend, l’alimente. On est loin de la sortie du tunnel. Et ce qui sort de la boîte de Pandore ouverte par les autorités monétaires américaines, ce sont des tensions internationales accrues, des contradictions aiguisées et… des bruits de bottes qu’on aurait aimé ne plus entendre.