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Habituellement, surtout à Attac, on parle de mondialisation pour décrire un phénomène général, un système qui avantage la finance internationale. Mais ce mécanisme est-il si abstrait ? Ne serait-il pas intéressant d’entrer dans les arcanes du pouvoir, de repérer les groupes qui agissent effectivement pour comprendre comment cette « mondialisation » fonctionne et comment elle impose sa suprématie ?
C’est l’objet de plusieurs articles d’Angles d’Attac, portant sur ce qu’on appelle les lobbies.
Article paru dans Angles d’Attac, n°41, janvier 2003, p.3.
Il est de bon ton d’affirmer que les pays occidentaux sont démocratiques. Mieux même : ils seraient en lutte pour faire progresser cette « démocratie » à l’échelle de la planète et, dès lors, cela leur donnerait le droit de pourchasser à travers le globe dictateurs et terroristes ; ce serait légitime.
Déjà, quelque chose coince dans cette argumentation. Car la notion de dictateur et de terroriste est d’appréciation variable. Car, si on est pro-occidental, pour ne pas dire pro-américain, et qu’on est utile aux visées stratégiques de Washington, voire de Bruxelles, on ne risque guère de subir les conséquences de cette lutte mondiale contre le terrorisme.
Mais interrogeons-nous sur les fondements de cette rhétorique. Au nom de quoi les dirigeants des pays occidentaux peuvent-ils justifier qu’ils sont démocratiques ? Essentiellement, sur deux points : primo, ils sont élus au suffrage universel sur des listes « adverses » ; secundo, il y a la liberté d’expression, symbolisée dans la liberté de la presse et d’association.
Quand on regarde ce qui s’est passé dernièrement dans la nation qui s’autoproclame « la plus grande démocratie du monde », on peut observer combien cette conception de la « démocratie » est fragile.
En effet, George Bush a été choisi président par seulement un quart des électeurs : à peine la moitié de la population pouvant le faire a voté et Bush a obtenu 50% des voix (moins même). En outre, cette élection a été entachée de fraudes manifestes. En Floride, l’Etat qui a permis de faire basculer la décision en faveur des Républicains, certaines personnes n’ont pu exercer leur choix en faveur du candidat démocrate, Gore. Et ces irrégularités ont finalement été avalisées par la Cour suprême, grâce à la présence majoritaire des ultra-conservateurs.
Une question se pose donc : qui a voulu que Bush soit président des Etats-Unis au détriment de Gore ? Objectivement, on peut prétendre que ce n’est pas la majorité des citoyens américains.
Lorsqu’on observe ce qui s’est déroulé par la suite, on peut envisager que ceci n’était pas qu’un simple dérapage de la « démocratie ». En effet, la particularité des Républicains par rapport aux Démocrates était qu’il proposait un programme clairement militariste : renforcement de l’armée, augmentation des budgets de la Défense, développement d’un bouclier antimissile, primauté à la protection des intérêts américains partout dans le monde... Or, tout ceci était bloqué au Congrès et au Sénat... jusqu’au 11 septembre 2001. Et là tout passe. Troublant !
Il y a manifestement un plan élaboré préalablement et qui est proposé à l’opinion publique qui n’a plus qu’à l’appuyer, même si c’est passivement. Mais qui dresse ces projets ? Pas les citoyens. Difficile de dire que ce sont eux qui ont choisi délibérément, en connaissance de cause, pour ce programme militariste. Comme l’a écrit William Pfaff, éditorialiste de l’International Herald Tribune à Paris : « personne n’a élu Bush pour attaquer l’Irak » (1). Mais, alors qui le pousse ?
Notre opinion se fonde sur les points suivants.
Primo, il existe des groupes influents qui se réunissent, qui discutent et qui décident en fin de compte les grandes orientations des puissances occidentales et, de ce fait, de la planète. Soit ces groupes sont des lobbies patronaux comme la Table ronde des industriels européens, qui regroupent une petite cinquantaine de présidents de multinationales et qui ont une influence décisive sur les grands projets de l’Union européenne (2). Soit ils sont des clubs de réflexion, des « think thank » (des boîtes à idées), où se retrouvent dirigeants de grandes entreprises, hommes politiques au pouvoir, journalistes et idéologues universitaires. Les rencontres servent à partager un point de vue, donc in fine à adopter une position commune sur les grands événements.
Secundo, dans ce cadre, le suffrage universel est perverti par l’existence de ces groupes. Les citoyens peuvent avoir l’impression qu’ils détiennent le pouvoir grâce aux urnes. Mais, par la mainmise sur les médias, par les fonds (qui peuvent être importants) alloués aux hommes politiques qui défendent les « bons » points de vue (3), par le poids économique gigantesque des multinationales, il n’en est rien. Le vrai pouvoir réside dans ces groupes, c’est-à-dire parmi une élite.
Tertio, il ne peut y avoir, dès lors, une réelle « démocratie », au sens populaire du terme, tant que ces groupes demeurent. Mais cela signifie qu’elle n’existera pas tant que c’est une élite qui déterminera les orientations de la nation, et non les citoyens eux-mêmes.
Quarto, le suffrage universel est une condition pour qu’il y ait une réelle « démocratie », mais c’est loin d’être suffisant. Pour que cela soit le cas, il faut que les citoyens puissent participer activement à la vie politique du pays : possibilité de dégager du temps pour des activités politiques, de se réunir librement, donc d’avoir des locaux gratuits pour de telles rencontres, de pouvoir remettre en cause des décisions, donc d’intervenir directement dans le débat politique, de choisir des représentants et de pouvoir les démettre s’ils ne respectent pas les engagements qu’ils ont pris lors de leur élection...
La question de la « démocratie » mérite une véritable discussion. On ne peut pas continuer à cautionner une expression de la « démocratie » qui, en fait, est très limitée et où la majorité des gens a l’impression justifiée de n’avoir aucune influence.
Rappelons que le modèle « démocratique » est la cité athénienne de l’Antiquité. Or, à Athènes, la majorité de la population était esclave, donc exclue de tout droit. De plus, les citoyens pauvres ne participaient pas, car il fallait être riche pour avoir le temps de discuter des orientations de la cité. Enfin, celle-ci pouvait parfaitement décider « démocratiquement » d’attaquer et de piller ses voisins plus faibles.
Pour apporter une contribution à ce débat difficile, Angles d’Attac va publier une série d’articles sur les principaux groupes qui, en fait, gouvernent la terre, ou du moins sont les plus influents sur les grandes décisions. La plupart d’entre eux sont totalement inconnus du public. Il nous a semblé important de les mettre en lumière.
Henri Houben
(1) William Pfaff, « No one elected Bush to attack Iraq », International Herald Tribune, 26 octobre 2002. (2) Comme nous l’avons montré dans le document : Attac Bruxelles, L’Europe de la Table ronde. L’avenir de l’Europe, Bruxelles, 2001. (3) La somme officiellement dépensée pour l’élection présidentielle américaine de 2000 s’élève à 1,45 milliard de dollars (1,5 milliard d’euros). Pour tout renseignement sur ces questions, on peut consulter un site entièrement consacré aux appuis financiers aux Etats-Unis. Il s’agit de Open secrets