par
L’influence des groupes patronaux dans les décisions politiques est reconnue comme grandissante. La société des Monts Pèlerins, créée après la Seconde Guerre mondiale par Friedrich von Hayek, un économiste autrichien ultra-libéral, a eu une importance idéologique capitale dans la contre-offensive patronale dès la fin des années 70. La Trilatérale a joué un rôle essentiel durant la guerre froide. La Heritage Foundation, un « think thank » très conservateur, a donné, en grande partie, les orientations de la politique de Reagan aux Etats-Unis [1].
Cette influence est encore grande aujourd’hui. Parcours dans le monde du lobbying patronal au niveau mondial et européen.
L’influence des groupes patronaux dans les décisions politiques est reconnue comme grandissante. La société des Monts Pèlerins, créée après la Seconde Guerre mondiale par Friedrich von Hayek, un économiste autrichien ultra-libéral, a eu une importance idéologique capitale dans la contre-offensive patronale dès la fin des années 70. La Trilatérale a joué un rôle essentiel durant la guerre froide. La Heritage Foundation, un « think thank » très conservateur, a donné, en grande partie, les orientations de la politique de Reagan aux Etats-Unis [2].
Cette influence est encore grande aujourd’hui. Par exemple, le Forum de Davos, qui réunit environ 2.000 personnes parmi les plus importantes du monde des affaires, de la politique et des médias, se vante d’avoir été à l’origine de la transformation dans les pays d’Europe de l’Est. Chaque année, fin janvier, le gratin de l’élite mondiale se rassemble pour débattre des problèmes de la planète : la crise asiatique, Internet, la protestation à Seattle, etc.
Mais une forme nouvelle a fait son apparition et prend une part croissante dans les décisions gouvernementales : les lobbies patronaux. Il y a différents types de lobbies, mais ceux dont on parle sont des associations qui regroupent des patrons des plus grandes firmes et qui ont leur entrée dans les administrations les plus importantes, à savoir celles des Etats-Unis et de l’Europe principalement.
La Chambre de Commerce internationale : l’antichambre du pouvoir
Un des plus anciens est la Chambre de Commerce internationale (l’ICC en anglais, International Chamber of Commerce). Créée en 1919, elle réunit les plus grandes multinationales comme General Motors, Ford, Toyota, Fiat, Volvo, IBM, Microsoft, Matsushita, Sony, Philips, Exxon-Mobil, BP Amoco, Coca-Cola, Nestlé, etc. Elle se veut être la représentante du monde des affaires au niveau mondial, rassemblant à ses dires quelque 7.000 entreprises. Elle s’appelle elle-même la « communauté économique internationale » : « Elle est l’unique porte-parole reconnu du secteur privé à s’exprimer au nom de l’ensemble des secteurs économiques de toutes les régions du monde » [3].
En 1946, elle a été reconnue comme telle pour les discussions avec l’ONU. Mais ceci ne s’est concrétisé réellement qu’en 1998. L’ICC a été un des moteurs pour la conclusion d’un accord multilatéral sur l’investissement (AMI) au sein des pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement économiques qui regroupe les 29 pays les plus riches de la planète). Elle dispose d’une cour d’arbitrage pour régler des différends en justice internationale. Lorsque, dans le projet sur l’AMI, on parlait du recours en justice pour des multinationales contre des Etats, cette cour était citée comme pouvant servir à cet effet.
L’ICC collabore actuellement avec l’ONU pour un projet appelé « Global compact » (Pacte mondial). C’est une initiative conjointe. Elle a été officiellement lancée en janvier 1999, au forum de Davos, par Kofi Annan. Celui-ci a proposé que les entreprises collaborent aux efforts des Nations Unies en faveur de la santé, de l’éducation, des droits de l’homme et de la protection de l’environnement, par exemple par la conclusion d’un code de bonne conduite. En échange, l’ONU et ses organisations annexes se feront le chantre de la libéralisation des marchés et des capitaux. L’ICC s’est précipitée pour accepter cette proposition. Elle a tout à y gagner : d’un côté, les firmes reçoivent un label de virginité dans l’exploitation de la main-d’œuvre et de la nature grâce à leur participation aux projets de l’ONU ; de l’autre, les timides réticences au sein de l’organisation mondiale des pays pour freiner l’expansion des activités des multinationales vont être balayées. Par exemple, la CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement), qui dans les années 70 énonçaient dans ses rapports des doutes sur le bienfait des investissements étrangers, ne rédige plus que des bulletins à leur apologie.
Dans ce nouveau rôle, l’ICC n’hésite pas à faire ses recommandations sur ce que doit être à l’avenir l’ONU. Vu le poids actuel des multinationales, on pourrait dire que ce sont des directives : « Le rôle accru accordé à la libre entreprise, à des marchés ouverts à la concurrence implique une intervention moins exhaustive des pouvoirs publics dans la réglementation. En même temps, une société stable et disciplinée, capable de profiter économiquement de l’entreprise privée, exige un cadre de règles fondamentales administrées par des pouvoirs publics puissants, efficaces, transparents et impartiaux, qui sont l’essence même d’un bon gouvernement. (...) Face à la mondialisation rapide des marchés, l’ICC appelle instamment l’ONU à élaborer des normes juridiques et techniques internationalement acceptées afin de faciliter les transactions économiques transfrontalières, là où cela s’avère nécessaire pour compléter les normes mises en place par la communauté économique elle-même » [4]. On croirait un ersatz de l’AMI. Le texte dit : il faut renforcer le pouvoir économique des firmes parce que cela permet la croissance économique ; celle-ci est la seule capable de résoudre les problèmes de l’environnement et du travail ; donc le rôle de l’ONU doit être de développer les normes qui favorisent l’expansion du libre marché et des entreprises.
Un groupe d’ONG internationales se sont rassemblées pour s’opposer à cette initiative.
Les chevaliers européens de la Table ronde
Au niveau européen, nous ne sommes pas en reste. L’organe traditionnellement le plus influent est la Table ronde des industriels européens. Créée en 1983, à l’initiative des patrons de Fiat, de Volvo et de Philips, elle regroupe quelque 47 dirigeants des plus grandes entreprises européennes (British Telecom, BP, TotalFina, Saint-Gobain, ICI, Unilever, Royal Dutch/Shell, Siemens, Danone, Bayer, Renault [5], etc.). Il y a trois Belges : Etienne Davignon pour la Société Générale de Belgique [6], André Leysen pour Gevaert [7]. De même, le livre blanc, lancé par le même Delors en 1993, est une copie presque conforme à un rapport publié au même moment par la Table ronde, « Beating the crisis » (« Vaincre la crise »). Delors a remercié publiquement la Table ronde pour son aide à son document [8].
En 1987, la Table ronde crée une nouvelle association, l’Association pour l’Union Monétaire de l’Europe (Association for the Monetary Union of Europe, soit AMUE en anglais). Celle-ci va immédiatement promouvoir la création d’une monnaie unique et va y parvenir. A sa tête, on retrouve deux anciens commissaires européens, Etienne Davignon, commissaire à l’industrie dans les années 70 et au début des années 80, Xavier-François Ortoli, président de la Commission en 1973, puis commissaire aux Finances, devenu par la suite président de Total. L’AMUE existe toujours et prépare les différentes étapes de la généralisation de l’euro.
En décembre 1994, au sommet d’Essen, le président de la Commission de l’époque, Jacques Santer, propose de créer un groupe pour étudier la compétitivité. Celui-ci est fondé en février 1995 pour deux ans. Il s’intitule le Groupe consultatif sur la compétitivité (Competitiveness Advisory Group en anglais, soit le CAG). Il fournit des rapports très étudiés par la Commission. Ce groupe a été renouvelé en 1997 pour deux nouvelles années.
Parmi les 13 membres, trois sont recrutés parmi la Table ronde, ce qui laisse supposer l’influence de celle-ci dans le projet. Les autres sont d’autres membres patronaux ou des responsables politiques ou universitaires. Mais, en outre, il y a trois représentants syndicaux [9]. Keith Richardson, à l’époque encore secrétaire général de la Table ronde, expliquait l’importance de cette présence : « le fait qu’ils aient signé les rapports du CAG donnent à ceux-ci un poids supplémentaire » [10].
En septembre 1999, le CAG a résumé les propositions qu’elle avait lancées dans ces sept précédents rapports. Il affirmait en substance qu’il fallait absolument rattraper les Etats-Unis déjà engagés dans la nouvelle économie. Celle-ci concerne le développement des nouvelles technologies au niveau mondial (Internet, services informatiques, télécommunications mobiles, etc.).
Le CAG prétend que, pour cela, il faut absolument développer les marchés financiers. Ainsi, il écrit : « Ce sont les marchés boursiers qui, par leur dynamisme, amorcent la création d’emplois, en alimentant l’expansion et soutenant la croissance des économies. Une modernisation et une rationalisation de ces marchés qui leur permette de satisfaire l’offre et la demande attendues, et aussi de mieux servir le secteur des PME [11], leur donnera une plus grande stabilité, des perspectives à long terme et davantage de profondeur. Les taxes sur les opérations de bourse doivent être harmonisées à des niveaux nettement inférieurs à ceux qui sont généralement pratiqués en Europe. (...) Il est vital pour l’Europe d’encourager la création d’un secteur des fonds de pension efficace et d’envergure mondiale. Une réforme structurelle du financement de la sécurité sociale, y compris des retraites, rendra encore plus nécessaire la mise en place d’un secteur des fonds de pension perfectionné et mieux intégré. Ce secteur sera alors appelé à jouer un rôle clé pour les marchés européens de capitaux en leur permettant de se renforcer et de s’approfondir » [12]. Dans le reste du rapport, le CAG préconise de généraliser la flexibilité des travailleurs, de telle sorte que ceux-ci puissent changer rapidement de boulot tout au long de leur carrière. De ce fait, il risque d’avoir un problème de motivation de ces salariés. Dès lors, le CAG propose également de payer les travailleurs en partie en actions de l’entreprise de façon à assurer leur loyauté vis-à-vis de celle-ci.
Ce n’est pas seulement l’avis d’un groupe obscur qui réfléchit de temps à autre sur l’avenir du monde. Ces préceptes forment l’ossature des décisions des derniers sommets européens qui réunissent les principaux ministres des quinze Etats membres. C’est notamment le cas lors du sommet de Lisbonne, qui s’est déroulé les 23 et 24 mars 2000.
L’organe officiel de lobbying est l’UNICE, l’Union des Confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe. Elle rassemble 39 fédérations patronales (dont la Fédération des Entreprises de Belgique, FEB) venant de 31 pays (donc plus que ceux de l’Union européenne) et regroupant quelque 16 millions de travailleurs [13]. L’UNICE est l’organe de concertation sociale faisant face à la Confédération européenne des syndicats, la CES. Mais elle a évidemment beaucoup plus d’influence.
En réalité, il y a un partage du travail entre l’UNICE et la Table ronde. Cette dernière fixe de façon plus générale les grandes orientations pour la politique européenne, comme le grand marché, l’euro, les grands travaux d’infrastructure, l’enseignement, etc. L’UNICE s’occupe davantage de la mise en forme pratique de ces objectifs [14]. En second lieu, l’UNICE exerce son lobbying au niveau exclusivement européen, alors que la Table ronde « travaille » plutôt les différents gouvernements. Les deux unions ont, de toute façon, la même philosophie.
Aujourd’hui, un des groupes les plus influents est le Centre de politique européenne (European Policy Centre en anglais, soit EPC). C’est cette association qui est la plus active pour orienter les stratégies de la Commission européenne [15]. Il n’est pas inintéressant d’en voir sa composition. On retrouve parmi les 42 membres de son comité consultatif (advisory board) : le président Peter Sutherland, commissaire européen à la concurrence de 1985 à 1989, ensuite président d’une banque irlandaise, puis de 1993 à 1995 secrétaire général du GATT et premier secrétaire de l’OMC [16], devenant à la fin de son mandat, président de Goldman Sachs International, de BP Amoco et administrateurs de bon nombre d’autres sociétés, il est par ailleurs membre de la Table ronde au nom de BP Amoco ; le vice-président David Balger, ancien vice-président de Mars ; Emilio Gabaglio, secrétaire général de la CES ; Elisabeth Guigou, ministre français de la Justice et membre du parti socialiste ; Dirk Hudig, secrétaire général de l’UNICE ; Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce, membre du parti socialiste français et ancien administrateur du Crédit Lyonnais ; Wim Philippa, secrétaire général de la Table ronde des industriels européens ; Léo Tindemans, ancien Premier ministre belge (CVP) ; Karel Van Miert, ancien président du SP, ancien commissaire européen à la Concurrence et actuellement engagé dans les conseils de Philips, Swissair et Agfa-Gevaert.
Des hommes politiques sous influence ?
On a tendance à présenter les responsables politiques comme devenus aujourd’hui de pures marionnettes des multinationales. En réalité, il y a une collusion complète entre les deux sphères et la preuve en est le passage incessant des uns et des autres aux fonctions de l’une ou de l’autre.
Le cas de Peter Sutherland est très significatif : ancien commissaire européen, il devient président d’une banque, puis repasse comme le premier secrétaire général de la nouvelle organisation du commerce mondial, pour refaire une carrière dans le privé, notamment à BP Amoco, une des trois majors dans le pétrole, et d’exercer d’importants mandats dans les organes de lobbying comme la Table ronde ou de discussion comme l’EPC. Mais il n’est pas le seul.
Ainsi, un autre cas intéressant est celui de Pascal Lamy, l’actuel commissaire européen au Commerce, successeur de Leon Brittan. En 1981, il est conseiller de Jacques Delors, alors ministre de l’Economie et des Finances en France, sous Mitterrand. En 1983, il devient directeur adjoint du cabinet du Premier ministre de l’époque, Pierre Maurois. Entre 1985 et 1994, il passe comme directeur du cabinet du président de la Commission européenne, Jacques Delors. En même temps, il est membre du comité directeur du parti socialiste français. En 1994, à la fin de ce mandat, il entre au Crédit Lyonnais, au sein duquel il devient le numéro deux. C’est lui qui mène la privatisation de la banque [17].
Citons également Xavier-François Ortoli, ancien président de la Commission, puis commissaire aux Finances, qui devient président de Total et se retrouve actuellement vice-président de l’AMUE, après avoir participé à la Table ronde. Ou Etienne Davignon, ancien commissaire européen à l’Industrie devenu aujourd’hui président de la Société Générale de Belgique et membre de la Table ronde. Aussi bien Ortoli que Davignon avaient assisté à la fondation de la Table ronde en 1983 [18]. Karel Van Miert est en train de les suivre sur ce chemin.
Un autre exemple de cette connivence entre hommes d’affaires et représentants politiques est le Transatlantic Business Dialogue (TABD). Cet organe est né de la volonté des administrations américaines et européennes de lancer une discussion entre les Etats-Unis et l’Europe à tous les niveaux, voire de créer un grand marché des deux côtés de l’Atlantique. Normalement, cela aurait dû engendrer la constitution de groupes sur les différents sujets. En réalité, n’a vu le jour que le TABD en 1995. Celui-ci réunit quelque 100 à 150 patrons des plus grandes entreprises des Etats-Unis et de l’Europe. Mais pas de représentants politiques.
Le TABD est organisé en groupes de travail sur différents sujets comme les télécommunications, la biotechnologie, les normes, les PME ou le commerce électronique. Il agit essentiellement pour favoriser une libéralisation plus complète des règles, permettant aux marchandises et aux capitaux de s’exporter facilement. Ses membres, qui fonctionnent de façon informelle, ont leurs entrées directes aussi bien à Washington qu’à Bruxelles [19]. Le président européen de 1999 [20], le président de Suez-Lyonnaise des Eaux (actionnaire majoritaire de la Société Générale de Belgique), Jérôme Monod, également membre de la Table ronde, s’est vanté que 50% de toutes les propositions faites par le TABD avaient été reprises par les administrations respectives [21].
Pourquoi une telle importance des lobbies patronaux aujourd’hui ?
D’abord, il faut préciser que cette collaboration étroite entre les hommes politiques et les dirigeants capitalistes a existé de tout temps. Il suffit de parcourir l’histoire de la Belgique.
La Société Générale est une création royale, celle du roi Guillaume d’Orange des Pays-Bas en 1822 [22]. En octobre 1830, la révolution belge remplaça les directeurs de l’institution par des hommes politiques élus récemment au parlement. Le nouveau roi, Léopold Ier, acquiert une part importante des actions de la société. Charles de Brouckère, ministre des Finances, lance une concurrente : la Banque de Belgique. Tout au long du XIXème siècle, les relations entre Etat et banque ou industrie s’affinent. Les passages de l’un à l’autre existent déjà. Ainsi, Jules Malou devient ministre des Finances de 1845 à 1847. Puis, il accède à la direction de la Société Générale en 1848. Il devient le premier vice-gouverneur [23] de l’entreprise en 1871. Mais, cette année-là, il retrouve un poste de ministre des Finances dans le gouvernement catholique de de Theux, titre qu’il gardera jusqu’en 1878 [24].
La colonisation est un autre exemple de la subordination des intérêts de l’Etat à ceux des affaires. Léopold II, qui a mené cette campagne, a voulu qu’elle profite aux firmes de la Société Générale. En 1906, il invite celle-ci à la création de firmes coloniales qui auront une importance capitale dans l’exploitation et même le pillage des minerais du Congo : entre autres, l’Union minière.
Dans les années 20 et 30, l’homme le plus influent était Emile Francqui. C’était le vice-gouverneur de la Société Générale. Il était considéré comme le « faiseur de gouvernements » [25]. Il proposa au roi plusieurs formateurs. Il rédigea même certaines déclarations gouvernementales. Il participa lui-même comme ministre à plusieurs gouvernements, tout en restant vice-gouverneur de la Société Générale. En 1933, il accéda au poste de gouverneur et, un plus tard, il devient ministre sans portefeuille du gouvernement Theunis. Celui-ci, dans un contexte de crise économique et de contestations sociales, prit une série de mesures pour sauver les banques, notamment celle de séparer les activités bancaires proprement dites de celles de contrôle des participations industrielles. Francqui en était l’inspirateur. En 1932, il expliqua ce qu’il fallait faire pour sortir de la crise économique et de la crise politique qui s’ensuivait : « Je ne vois qu’un moyen : la dictature. Mais attention ! En Belgique, la dictature d’un homme ne tiendrait pas. Comme en 1926, il faudrait la dictature parlementaire. L’opposition est anéantie puisque les trois partis [26] sont au pouvoir » [27]. On voit l’actualité de ces propos.
La situation n’a guère changé après la guerre. Robert Vandeputte, futur gouverneur de la Banque nationale et ministre des Finances, écrivit un ouvrage dans lequel il avoua sans ambages que « depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des ministres des Finances ont des liens étroits avec l’une ou l’autre banque » et que « les ministres des Affaires économiques se considèrent souvent comme les défenseurs attitrés des entreprises commerciales et industrielles du secteur privé » [28].
Ce n’est donc pas sur le fond de la question des rapports entre l’Etat et les firmes et de la subordination du premier aux objectifs des entreprises que les choses ont été modifiées, mais sur la forme. Pourquoi cette forme relativement nouvelle et surtout envahissante des lobbies patronaux ?
On peut citer plusieurs causes. La crise économique limite les marges de manœuvre des capitalistes. Il faut assurer que la « bonne » politique soit bien appliquée. De la même manière qu’en 1932, lors d’une autre crise, Francqui pouvait dire qu’il fallait la dictature parlementaire. Deuxièmement, la mondialisation elle-même change la forme des rapports, étant donné qu’il n’y a pas à proprement parler d’Etat mondial. Il y a donc là un vide qu’essaient de combler les groupes patronaux, pour que les mesures prises néanmoins entre les Etats soient conformes à leurs desiderata. Il faut que ce soient des groupes mondiaux, comme l’ICC, le TABD ou, à niveau européen, la Table ronde ou l’UNICE, qui exercent cette fonction. Troisièmement, l’offensive néolibérale a apporté comme unique, voire exclusive, la pensée de libre marché. Puisque l’opposition est moins forte, les groupes patronaux peuvent plus facilement sortir de l’ombre et affirmer haut et clair leur volonté, en faisant passer cela comme la seule politique possible.
Mais la raison qui semble la plus fondamentale est celle justement de la disparition de la résistance la plus grande, du moins formellement : celle que représentaient les pays socialistes d’Europe centrale et orientale. L’ICC explique son retour dans les négociations avec l’ONU pour ce motif : « Le partenariat émergent entre la communauté économique et l’ONU a été favorisé par les réalités de l’après-guerre froide : la mondialisation des marchés ; l’irruption de nombreux conflits locaux et régionaux ; et la reconnaissance du rôle clé des entreprises dans l’assistance de l’ONU pour trouver des solutions dans les zones d’instabilité » [29].
De même, la création du TABD est dictée par la chute du mur de Berlin. Le secrétaire d’Etat (sorte de ministre aux Etats-Unis) au Commerce américain, William Daley, expliquait la création et l’importance du lobby patronal en reprenant une citation de Clinton de 1994 : « L’Europe reste centrale pour les intérêts des Etats-Unis... notre partenaire qui a le plus de valeur, pas simplement pour défendre la cause de la démocratie et de la liberté, mais également dans le domaine économique du commerce et de l’investissement. Il fut un temps où la vision américaine sur l’Europe concernait seulement la sécurité. Barrer le communisme, arrêter l’expansion soviétique, assurer la paix et la stabilité sur le continent et construire des alliances contre les menaces stratégiques naissantes venant de partout dans le monde étaient les forces principales de notre relation. Aujourd’hui, en conséquence de la fin de la guerre froide et de la mondialisation de l’économie, la nature de nos rapports s’est accrue et a prospéré » [30]. C’est dans le cadre de la « disparition de l’alternative socialiste » que le vaste projet du grand marché transatlantique a été pensé. Le TABD n’en est que l’expression.
[1] Serge Halimi, « Démanteler le New Deal, faire payer les pauvres », Le Monde diplomatique, mai 1995.
[2] Serge Halimi, « Démanteler le New Deal, faire payer les pauvres », Le Monde diplomatique, mai 1995.
[3] ICC, « L’assemblée du millénaire de l’ONU : message de la communauté économique internationale sur le rôle de l’ONU au XXIème siècle », 26 janvier 2000.
[4] ICC, op. cit.
[5] C’est Louis Schweitzer qui représente Renault.
[6] Davignon a pris sa pension en 2002 et la Société Générale a été dissoute peu après.
[7] Tony Leysen a remplacé son père, mais au nom d’Umicore, l’ancienne Union minière.] et Daniel Janssen pour Solvay.
La Table ronde est à l’origine de toutes les initiatives importantes prises par l’Europe depuis quinze ans. C’est elle qui a impulsé le marché unique. En 1985, le président de la Table ronde, Wisse Decker, à l’époque président de Philips, a lancé l’idée d’éliminer toutes les barrières aux échanges dans la Communauté européenne. Il propose la date limite de 1990 pour cela. Le président de la Commission européenne, le socialiste français Jacques Delors, reprend tel quel le projet, mais en repoussant la date à fin 1992[[Corporate Europe Observatory (CEO), Europa Inc. Dangerous Liaisons Between EU Institutions and Industry, mai 1997, p.15.
[8] CEO, op. cit., p.16.
[9] De 1995 à 1997, Willy Peirens, président de la CSC, en était membre.
[10] CEO, op. cit., p.27.
[11] Petites et moyennes entreprises.
[12] CAG, Rapport au président de la Commission et aux chefs d’Etat et de gouvernement, septembre 1999, p.9-10.
[13] Stephen Bouquin, « L’UNICE et l’Europe : éléments d’une critique radicale et fragments de propositions pour une alternative sociale », 2000, p.1.
[14] CEO, op. cit., p.10.
[15] Corporate Europe Observer, Issue 6, avril 2000.
[16] L’OMC a succédé au GATT le 1er janvier 1995.
[17] L’Expansion, 2 au 15 mars 2000.
[18] CEO, op. cit., p.14-15.
[19] CEO, Transatlantic Business Dialogue. Putting the Business Horse Before the Government Cart », 25 octobre 1999.
[20] Il y a, en fait, deux présidents à l’organe, un européen et un américain et ils changent chaque année.
[21] CEO, TABD, op. cit.
[22] Jo Cottenier, Patrick De Boosere et Thomas Gounet, La Société Générale 1822-1992, éditions EPO, Bruxelles, p.10.
[23] En tant que création royale, le titre de président de la société était celui de gouverneur. Le vice-président, titre créé en 1871, était le vice-gouverneur. Ces titres ont été supprimés en 1988, après l’OPA de Carlo De Benedetti et la reprise de la Société Générale par Suez.
[24] Jo Cottenier et alii, op. cit., p.58.
[25] Liane Ranieri, Emile Francqui, éditions Duculot, Paris, 1985, p.336.
[26] Les partis catholique, libéral et ouvrier (l’ancêtre du parti socialiste).
[27] Liane Ranieri, op. cit., p.344-345.
[28] Robert Vandeputte, Quelques aspects de l’activité de la Société Nationale du Crédit à l’Industrie, Bruxelles, Institut belge de Science politique, Bruxelles, 1961, p.35 et 39. Cité dans « La nature de classe de l’Etat belge », Contradictions, décembre 1976, p.169-170.
[29] ICC, « UN and Business join hands to promote stability », 11 janvier 2000.