Qui est Monsieur Emploi en Europe ?
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Avez-vous déjà entendu parler de Wim Kok ? Sans doute. Car il a été, huit ans durant, Premier ministre des Pays-Bas. Mais savez-vous qu’il est chargé par les autorités européennes d’établir un rapport sur l’emploi dans l’Union ? Non pour dresser la situation statistique. Non un quelconque document que les responsables européens ne se donneront guère la peine de lire. Mais un texte extrêmement important, avec des mesures précises et concrètes pour accroître la flexibilité et la précarisation, dans le cadre de l’objectif défini au sommet de Lisbonne : faire de l’Europe en 2010, « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » . Ces dispositions seront analysées pour être définitivement adoptées (ou non) au sommet de mars 2005.
Mais connaissez-vous le parcours politique de Wim Kok ? De quelle tendance est-il ? Et sa situation actuelle ? Non ? Alors lisez ceci. Cela devrait vous intéresser. Et à vous d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
Qui est Monsieur Emploi en Europe ?
Le sommet européen de Bruxelles de mars 2004 a désigné Wim Kok pour établir une série de mesures pour réaliser les objectifs de Lisbonne.
Rappelons que la stratégie dite « de Lisbonne », définie au sommet européen de mars 2000, a pour but de faire en 2010 de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » [1]. Chaque sommet européen de printemps évalue la progression dans ce domaine, avec l’appui d’indicateurs chiffrés.
Dans ce cadre, les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont décidé de porter le taux d’emploi, c’est-à-dire le nombre de gens ayant un emploi par rapport à la population pouvant travailler (c’est-à-dire celle entre 15 et 64 ans), à 70% en moyenne dans l’Union. Et il faut préciser que, pour avoir un emploi, selon les instances européennes, il suffit de travailler quelques heures par semaine.
La stratégie de Lisbonne a donc comme implication une flexibilisation extrêmement importante du marché de l’emploi : développement des postes précaires, du travail du soir, de nuit et de week-end, des horaires décalés, voire coupés, passage quasi obligé par des agences d’intérims, etc. [2]
Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement, notamment pour être certain d’atteindre les 70% du taux d’emploi en 2010 ? D’autant qu’avec la récession de ces dernières années, le nombre des chômeurs a encore augmenté. Les dirigeants européens et leurs commanditaires patronaux, qui ont intérêt à cette politique (car cela fait dépendre la question de l’emploi à celle de la compétitivité des entreprises, qui leur est très chère), craignent de ne pas y arriver.
Un précédent inquiétant
Déjà, au sommet européen de printemps de l’année passée, ils avaient instauré une « task force », c’est-à-dire un groupe d’experts, qui a remis son rapport en novembre 2003. Celui-ci, à l’intitulé évocateur [3], insistait sur plusieurs mesures d’orientation :
accroître la flexibilité du marché de l’emploi ; les entreprises doivent mieux épouser la demande établie sur les marchés et les employés doivent être engagés en conséquence ;
rendre les travailleurs employables, c’est-à-dire être prêts à pouvoir en permanence être placés à un poste exigé par une firme (privée) ;
« ajuster le niveau de flexibilité prévu dans le cadre des contrats à durée indéterminée afin d’assurer leur attractivité pour les employeurs et les travailleurs » [4] (ce qui manifeste une volonté de porter atteinte aux emplois plein temps à durée indéterminée) ;
favoriser les agences d’intérims pour le placement des chômeurs ;
« supprimer les obstacles, et augmenter l’attrait, du travail à temps partiel » [5] ;
limiter le « coût du travail » (en clair : diminuer les charges patronales à la sécurité sociale, ce qui a comme effet de poser un problème de financement de celle-ci et donc de constituer une menace sur les futures allocations de toute sorte) ;
retarder l’âge auquel les salariés prennent effectivement leur retraite et sortent du marché du travail ; abandonner la « culture de la retraite anticipée » [6] ;
développer l’esprit d’entreprise ; soutenir ceux qui s’engagent à créer une nouvelle firme ; introduire des cours d’entrepreneuriat dans les écoles.
Pour finir le rapport indiquait clairement : « Sur le marché du travail d’aujourd’hui, sécurité n’est pas synonyme de conserver un emploi pour la vie. Dans une perspective plus dynamique, la sécurité consiste à bâtir et à maintenir la capacité des travailleurs de rester et de progresser sur le marché du travail » [7].
Inutile de dire que, dans les milieux patronaux, ce document a été accueilli avec grand enthousiasme et les lobbies comme l’UNICE, la confédération patronale européenne, insistent pour que les autorités européennes en appliquent à la lettre les conclusions.
Et qui dirigeait cette « task force » ? Wim Kok.
Au sommet de mars 2004, les responsables européens ont donc invité le dirigeant de la « task force » a créé un nouveau groupe d’experts sur les mesures concrètes à prendre pour réaliser Lisbonne. Ce groupe doit remettre son nouveau rapport pour le 1er novembre 2004. Les citoyens, salariés, chômeurs, pensionnés, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, n’ont qu’à bien se tenir. Ou alors meilleure solution encore : résister !
Qui est Monsieur Kok ?
Une question nous vient à l’esprit : d’où vient ce nouveau partisan de la flexibilité à outrance tant choyée par les organisations d’employeurs ? Est-ce un cadre libéral ? Un ancien PDG, mis à la retraite pour ancienneté et services bien rendus ? Voyons brièvement son parcours.
Et là, premier étonnement pour ceux qui ne le connaissent pas : Wim Kok a fait ses premières armes dans le syndicat néerlandais. Né en 1938, il devient responsable assistant pour les affaires internationales de la FNV (Fédération des syndicats des Pays-Bas) en 1961. En 1965, il est membre du staff pour les affaires économiques de cette même FNV. Puis, en 1967, il devient secrétaire d’une union syndicale. En 1969, il est désigné comme secrétaire de la FNV. Et, point d’orgue, entre 1979 et 1982, il passe au poste de président de la CES, soit la Confédération européenne des syndicats, soit l’équivalent de l’UNICE (mais du côté syndical).
C’est à ce moment qu’il négocie avec le gouvernement un accord historique qu’on appelle le « modèle hollandais ». Le principe est de permettre le développement de la flexibilité sur le marché de l’emploi et ainsi de favoriser les firmes qui se trouvent sur le territoire des Pays-Bas. Bref, encourager des mesures de compétitivité pour les entreprises et, de ce fait, espère-t-on, l’emploi. Ce qu’on tente de faire de façon encore plus large à travers la stratégie de Lisbonne. Dans ce cadre, le travail à temps partiel à grande échelle est popularisé. Rapidement, celui-ci va représenter un tiers de l’emploi total (44% en 2002 et 73% pour les femmes ! [8]), et une majorité des postes offerts aux femmes.
Fin de la carrière syndicale de notre Wim Kok. Début de sa notoriété politique. Et dans quel parti ? Devinez : dans le parti du travail (PvdA [9]), l’équivalent du parti socialiste en France ou en Belgique. En 1986, il est élu à la Chambre des représentants. Mais pas à n’importe quel niveau : il est dirigeant du groupe parlementaire social-démocrate.
En 1989, il prend du galon. Il devient vice-président de l’Internationale socialiste. Surtout, il est désigné ministre des Finances et vice-premier ministre du troisième gouvernement Lubbers. Il y reste jusqu’au 22 août 1994. A ce moment, il passe au poste du Premier ministre, ce qu’il sera jusqu’au 22 juillet 2002, lorsqu’il cédera le relais à Jan Peter Balkenende. C’est dire si Wim Kok est un poids lourd non seulement de la politique néerlandaise, mais également de la social-démocratie européenne. En remerciement de tous ces services rendus à la « nation », il sera fait ministre d’Etat, le 11 avril 2003.
Au service de qui ?
Et maintenant, il est « à la retraite ». Enfin, pensez-vous ? Bien sûr, il est demandé par les autorités européennes pour diriger des groupes de travail, des commissions, des comités de « haut niveau ». Mais pas seulement. Les grandes multinationales sont également friandes de sa compagnie. Ainsi, en avril 2003, il est devenu membre des comités d’administration des sociétés suivantes : Royal Dutch/Shell, une des trois majors du monde pétrolier, d’ING Group, une des plus grandes banques internationales, qui a racheté notamment la BBL en Belgique, de KLM, la compagnie aérienne hollandaise qui fusionne avec Air France, de TPG, le distributeur hollandais de la poste. Il est aussi membre du conseil du Rijksmuseum à Amsterdam, du Ballet national et du Théâtre de la Musique, de la Fondation AGO, de l’Institut hollandais du Cancer, de la Fondation Start.
Pour 2003, on peut établir une partie de sa « fiche de paie », celle qui vient des quatre grandes multinationales dans lesquelles il siège. C’est l’objet du tableau suivant :
Tableau. Appointements reçus par Wim Kok dans le cadre de ses mandats d’administrateurs de sociétés en 2003.
ING Group | 29.000 |
KLM | 17.016 |
Royal Dutch/Shell | 31.000 |
TPG Post | 28.361 |
Total | 105.377 |
Source : Rapports annuels.
Ainsi, il a reçu plus de 100.000 euros [10] pour assister à quelques réunions par an de ces quatre multinationales. Sans compter ces émoluments par ailleurs, comme ministre d’Etat, administrateur des Fondations et autres sociétés de prestige. Certes, il y a moyen de gagner davantage à de tels postes et Wim Kok n’a pas pris des actions (des parts de capital) de ces différentes entreprises pour s’enrichir, comme le font souvent les administrateurs de firmes.
Mais, en regardant ce parcours et la situation actuelle de cet ancien haut responsable syndical et mandataire social-démocrate, on ne peut s’empêcher de se demander pour qui il a travaillé. Pour les salariés qu’il était censé représenter ? On a du mal à y croire. Au contraire, on a l’impression qu’il a imposé un point de vue patronal et libéral au sein des travailleurs, déjà quand il était dirigeant syndical et membre du PvdA. Et, aujourd’hui, il reçoit sa récompense comme administrateur de plusieurs sociétés.
Ceci serait une conclusion, certes scandaleuse, mais qui serait relativement anecdotique pour les salariés européens si Wim Kok n’était pas chargé par les instances européennes d’élaborer un nouveau rapport sur les mesures à prendre en matière d’emploi dans l’Union. On a parfois plus à craindre de ceux qui se disent « nos amis ». Heureusement que tous les responsables syndicaux ne sont pas animés de la même ambition et prêts à passer de l’autre côté de la barrière sociale.
Henri Houben
[1] Conseil européen de Lisbonne, « Conclusions de la présidence », Lisbonne, 23 et 24 mars 2000, point 5.
[2] Pour une analyse plus fouillée du processus de Lisbonne : Henri Houben, « Le nouvel objectif majeur de l’Union européenne : le processus de Lisbonne », Etudes marxistes, n°65, janvier-mars 2004, éditions EPO.
[3] « L’emploi, l’emploi, l’emploi. Créer plus d’emplois en Europe, Rapport de la task force pour l’emploi, novembre 2003.
[4] « L’emploi, l’emploi, l’emploi. Créer plus d’emplois en Europe, Rapport de la task force pour l’emploi, novembre 2003, p.27.
[5] « L’emploi, l’emploi, l’emploi. Créer plus d’emplois en Europe, Rapport de la task force pour l’emploi, novembre 2003, p.27.
[6] « L’emploi, l’emploi, l’emploi. Créer plus d’emplois en Europe, Rapport de la task force pour l’emploi, novembre 2003, p.42.
[7] « L’emploi, l’emploi, l’emploi. Créer plus d’emplois en Europe, Rapport de la task force pour l’emploi, novembre 2003, p.27-28.
[8] Commission européenne (DG emploi), L’emploi en Europe en 2003, Bruxelles, septembre 2003, p.221.
[9] Rien à voir avec le PvdA - ou PTB en français - belge.
[10] Soit plus de 4 millions d’anciens francs belges.