intervention d’Henri Houben à l’assemblée générale statutaire d’Attac-Wallonie-Bruxelles du 31 janvier 2004
Attac est née comme mouvement citoyen.
Dès le départ, elle a acquis des spécificités qui en fait dans le monde non gouvernemental une association à part ; d’abord par son contenu, mais aussi par son mode de fonctionnement. Citons sur ce point :
1. l’autonomie relative des locales ;
2. la structuration fondamentalement démocratique ;
3. l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et des partis politiques ;
4. la volonté de porter un discours critique à la base (ou sur le terrain) ;
5. l’engagement bénévole de milliers d’adhérents.
Transformer Attac en ASBL ou même créer une ASBL satellite va ébranler cette conception et risque de grever le capital sympathie que l’association a dans la population et parmi les progressistes.
Je vais montrer ceci pour chacun des points mentionnés.
Primo, à propos de l’autonomie des locales.
La constitution d’une ASBL et l’apport de subsides va donner un poids supplémentaire à la coordination et à l’aspect centralisateur de l’association. Un poids non seulement financier, mais également en terme d’infrastructure et de logistique.
En effet, la subsidiation pour 2 permanents et demi est évaluée à près de 100.000 euros par an, alors que l’ensemble des cotisations en Belgique ne dépasse probablement pas 45.000 euros (3.000 membres à 15 euros en moyenne), soit moins de la moitié du subside qu’on recevrait.
Les locales, qui auront beaucoup moins d’argent et de moyens que la coordination, ne risquent-elles pas alors d’être marginalisées ?
Secundo, en ce qui concerne la structuration démocratique.
La constitution d’une ASBL va probablement affecter la conception égalitaire de l’association, entre ceux qui géreront l’argent et les autres. Et dans le cas d’une ASBL satellite, se pose le problème de l’absence de contrôle juridique sur ceux qui l’administreront. Puisque l’ASBL satellite sera totalement indépendante d’Attac du point de vue juridique.
On dit aussi que l’ASBL assure une plus grande transparence dans les comptes. Mais cette transparence intéresse en premier lieu les pouvoirs publics. Or, s’il faut une transparence, c’est vis-à-vis des membres et non des pouvoirs publics. Rien ne nous empêche d’assurer cette transparence au sein d’une association de fait et de l’inscrire dans les statuts.
Troisième point : l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et des partis politiques.
Les pouvoirs publics, dans les circonstances actuelles, sont bel et bien des adversaires. Ils mènent des politiques libérales, en faveur de la finance internationale et des multinationales. Leur collusion avec le monde des affaires est connue
De plus, Attac pose ses revendications, son « cahier », aux pouvoirs publics : la taxation, les paradis fiscaux, etc.
N’y a-t-il pas alors un paradoxe, voire une menace, réelle ou symbolique, sur notre indépendance, à demander de l’argent à un pouvoir que, par ailleurs, nous combattons ? Pourrons-nous nous dire encore complètement indépendants après cela ? car c’est bien à l’Etat en tant que pouvoir que nous adressons, et non en tant que fournisseur de services publics que par ailleurs nous défendons.
Le même problème se présente vis-à-vis des partis politiques dont les membres occupent les postes de direction de l’Etat et accordent les subsides. Même en écartant l’hypothèse, toujours possible, de soumission à leurs exigences, on pourrait avoir un autre cas de figure : celui où un parti privilégierait la réduction budgétaire et la suppression des subsides, et un autre serait partisan de conserver ces subsides. Pourrait-on encore rester véritablement neutre dans une situation pareille ?
Quatrième point : le discours critique à la base.
Pourrons-nous continuer à avoir un discours véritablement critique et surtout crédible en cas de constitution d’ASBL avec des subsides d’une telle importance ?
Cela concerne non seulement nos propres positionnements, mais également le risque de récupération. Et comment nous percevrons les progressistes et la population en général, si nous dépendons des pouvoirs publics ?
Certes, chacun de ces points en soi ne disqualifie pas l’option de l’ASBL. Sinon, on serait par principe contre toute ASBL. Ce qui n’est pas notre propos
Mais ce qui fait pencher la balance en faveur de l’association de fait et du rejet de l’ASBL, c’est :
1. les spécificités d’Attac soulignées et qui en font une organisation à part dans le monde associatif
2. l’accumulation des risques et des dangers mentionnés
3. le fait que les arguments pro-ASBL ne répondent pas véritablement à ces dangers. S’il est vrai que le pire n’est pas nécessairement à venir, ils n’expliquent néanmoins pas comment l’éviter ou l’atténuer.
En outre, il existe deux autres menaces encore plus fondamentales
La première menace pèse sur le caractère « rassembleur » d’Attac.
Certains disent pour justifier le choix de l’ASBL que, de toute façon, Attac est par principe réformiste et doit considérer les pouvoirs publics non comme des ennemis. Ce n’est pas exact.
Attac se prononce pour des réformes, simples, éducatives, que la population peut comprendre. Mais ces réformes peuvent être vues selon trois optiques différentes :
1. Soit comme se suffisant à elles-mêmes.
2. Soit comme la première étape de réformes plus fondamentales du système capitaliste.
3. Ou encore comme un levier pour aboutir à un renversement du capitalisme.
La force d’Attac est de constituer un front de ces trois courants. C’est de cette façon qu’Attac peut dépasser des clivages idéologiques, qu’il peut rassembler autant de monde, y compris à un niveau international, et qu’il pourra le faire à l’avenir.
Créer une ASBL, avec ce que cela suppose de relations avec les pouvoirs publics, est, dans cette perspective, un forcing favorisant surtout la première optique réformiste et risque de créer une rupture dans le front. Cela me parait grave. Cela menace la capacité d’Attac de rassembler et donc de devenir un mouvement large et puissant.
La deuxième concerne l’engagement bénévole des militants.
Attac se fonde sur la participation spontanée de militants qui se dévouent pour l’association. Souvent, ce sont leurs premiers pas dans un travail politique, leurs premières expériences. Ils prennent part directement aux décisions et doivent assumer celles-ci collectivement au sein d’assemblées démocratiques. Cet aspect est également une spécificité - essentielle - d’Attac. Ne risque-t-on pas de les décourager en fondant une ASBL ? Ne risque-t-on pas de minimiser leur travail et de marginaliser leurs démarches, en privilégiant l’aspect financier et administratif dans l’association, en privilégiant les relations avec des personnalités politiques et autres, etc., au détriment de ce travail militant à la base ? Les membres pourraient facilement se dire : pourquoi continuer à défendre et à m’engager dans cette association qui centre son activité sur le travail administratif et lobbyiste dans lequel je ne suis pas vraiment intégré ? Ou alors, puisqu’il y a des permanents, pourquoi, moi, je suis obligé de faire cela après mes heures ?
Le choix pour ou contre une ASBL est donc d’abord un choix fondamental de type d’association en matière d’orientation et de fonctionnement, avant d’être un choix d’ordre juridique ou financier. C’est un choix sur ce qui fonde l’association : soit un travail centralisé, administratif, demandant des moyens financiers, pour faire passer des idées dans la population et auprès des responsables politiques ; ou bien un travail militant, principalement effectué à la base, un travail politique décidé et assumé collectivement dans tous ses détails, un travail appelant à la participation active des citoyens dans des activités et des actions. Ne vaut-il pas mieux que mille débats éclatent partout dans le pays sur l’initiative des militants d’Attac ? Et, dans ce cas, notre priorité n’est-elle pas de s’interroger comment organiser davantage de gens, comment augmenter le nombre de militants actifs ? Des militants qui se sentiront sûrement plus à l’aise dans une association de fait que dans une ASBL dont les rouages leur échapperont nécessairement.
Henri Houben