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Keith Richardson a été, pendant dix ans, de 1988 à 1998, le secrétaire général de la Table ronde des industriels européens. Dans un article publié au Sussex European Institute, il raconte comment la Table ronde a influencé les grandes décisions prises par les institutions européennes.
Document extrêmement symptomatique de la construction européenne actuelle et toujours actuel.
Article paru dans Angles d’Attac, n°25, juin 2001, p.3-4.
Keith Richardson a été, pendant dix ans, de 1988 à 1998, le secrétaire général de la Table ronde des industriels européens. Dans un article publié au Sussex European Institute, il raconte comment la Table ronde a influencé les grandes décisions prises par les institutions européennes.
La Table ronde a été créée en 1983. Elle s’est fixé immédiatement comme but d’influer sur les grandes orientations de l’Union. Richardson en fait même son objectif essentiel. Il signale le vide qui existait auparavant et qui n’était pas comblé par l’UNICE, la confédération patronale européenne : « Ici réside l’opportunité et même la nécessité de créer une Table ronde. Celle-ci traiterait uniquement les grandes orientations politiques, celles qui sont d’une importance écrasante pour l’économie européenne entière. Et elle surmonterait le problème de communications en ne réglant les affaires qu’à un niveau très élevé, en parlant aux officiels dans le langage auquel ils sont habitués. En ce sens, il devient possible de reprendre les raisons pour lesquelles les membres ont rejoint et supporté la Table ronde : parce qu’ils identifiaient les matières qui les intéressaient tous à un niveau européen ; ils y voyaient leurs intérêts communs ; ils formulaient les arguments centraux et débattaient de ceux-ci avec les décideurs politiques les plus élevés » (1).
Les résultats sont importants. En 1985, la construction européenne est en panne, selon les dires des responsables européens eux-mêmes. Wisse Dekker, le patron de Philips et cofondateur de la Table ronde, propose alors un plan intitulé Europe 1990. C’est le projet de créer un grand marché intérieur. Celui-ci est repris par le nouveau président de la Commission, le socialiste français Jacques Delors. C’est le premier fait d’armes de la Table ronde. Richardson souligne : « Le marché unique est l’emblème le plus brillant sur le drapeau de la Table ronde, certainement l’exemple le plus net de succès » (2).
Les matières qui vont être dirigées en coulisse par la Table ronde vont se multiplier. Après le grand marché, l’organe patronal va impulser la création de la monnaie unique, en fondant une association spécialisée, l’Association pour l’Union monétaire européenne (AUME). Puis, en 1993, Delors lance un grand plan pour créer des infrastructures européennes. Et qui se cache derrière cette proposition ? La Table ronde. Celle-ci définit les modifications apportées à l’enseignement, pour introduire de plus en plus les entreprises dans les écoles.
En 1994, elle propose de fonder un groupe sur la compétitivité, pour pousser plus loin encore l’orientation propatronale des instances européennes. Le chancelier allemand, Helmut Kohl est réticent, explique Richardson. La Table ronde modifie légèrement son projet pour faire un groupe consultatif. Elle le présente à Delors qui le fait adopter en décembre 1994, lors du sommet d’Essen. Richardson conclut : « Le groupe a été mis sur pied, dirigé par le futur président italien Carlo Ciampi, avec une forte présence des membres de la Table ronde. Et personne ne pourrait remettre en question que la notion de compétitivité européenne sur laquelle Delors et la Table ronde ont tous deux insisté tellement est devenue depuis lors un point de référence pour les dirigeants de l’Union européenne » (3).
Ce processus atteint son sommet - c’est le cas de le dire - à Lisbonne, en mars 2000. Lors de celui-ci, le Conseil européen décide de faire entrer l’Union dans l’ère de la société de l’information, de rattraper et de dépasser les Etats-Unis en cette matière. Cette orientation est applaudie par tous les patrons européens. Richardson en fait l’aboutissement de la politique de la Table ronde : « Le Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 a représenté un point crucial de ce processus, avec ce « nouvel objectif stratégique » pour l’Union européenne durant la prochaine décennie « de devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Lisbonne a tracé le lien direct entre la globalisation et la création d’emplois à travers la poursuite de la compétitivité aussi clairement que la Table ronde l’a fait dans Réorganiser Europe (4) et dans tant de rapports publiés au cours de cette décennie. La longue liste de points précis de politique décidés à Lisbonne a reflété les priorités habituelles de la Table ronde complètement, de l’établissement de points de repères pour l’évaluation des performances à l’apprentissage la vie durant » (5).
Bref, la Table ronde est omniprésente dans la construction européenne actuelle. Richardson cite d’ailleurs l’avis à ce propos du président de la Commission de 1995 à 1999, le Luxembourgeois Jacques Santer. Celui-ci avoue que la Table ronde « a sans aucun doute joué un rôle majeur dans le développement de l’Union européenne. (...) Ses messages sont importants. La Table ronde a quelque chose à dire. Les hommes politiques européens le reconnaissent. Et écoutent » (6).
Comment cela se déroule-t-il concrètement ? Richardson répond : « Pour la Table ronde, l’objectif essentiel était toujours les décideurs politiques au niveau le plus élevé. Et la meilleure méthode était la discussion face à face, celle qui l’emporte sur tout le reste. Les événements les plus importants étaient les rencontres avec le président de la Commission européenne, que ce soit personnellement ou avec quelques collègues, et les chefs de gouvernement, particulièrement ceux qui détenaient la présidence de l’Union européenne » (7).
Il ajoute : « Qu’est-ce qui était dit ? En principe, ces rencontres étaient confidentielles, en pratique le contenu était assez clair. Ce qui importait était la préparation. Quand c’était possible, les représentants de la Table ronde venaient, armés d’un ordre du jour négocié à l’avance - des points que le président voulait entendre, comparés aux priorités actuelles de la Table ronde. On pouvait préparer des notes écrites et les envoyer à l’avance, de sorte que le président pouvait préparer sa réponse. Une relation étroite entre le secrétariat de la Table ronde et le cabinet du président ou d’autres conseillers importants était essentielle et occupait une grande partie du temps. Mais, d’une manière ou d’une autre, on rencontrait les intérêts des deux parties et évitait les surprises. Par exemple, Jacques Delors, désirait entendre des propositions sur son programme chéri de marché intérieur. Il voulait que les hommes d’affaires lui indiquent les priorités et lui donnent les arguments qu’il pourrait utiliser contre les gouvernements récalcitrants. Jacques Santer avait besoin d’encouragements et d’idées qui permettraient à l’Union européenne de sortir de son malaise économique » (8).
Cette influence est aussi intense sur les gouvernements européens, tous... sauf celui de la Grande-Bretagne : « En général, les dirigeants français étaient les plus réceptifs à n’importe quel contact avec la Table ronde - ou peut-être est-ce les membres français de la Table ronde qui étaient plus persuasifs. Durant la décennie, la Table ronde a été invitée à rencontrer cinq Premiers ministres français successifs et deux présidents. Mais la plupart des pays étaient assez ouverts, et les chefs de gouvernement qui présidaient l’Union européenne habituellement accessibles. Seuls les Britanniques étaient étrangement réticents. Et, en dépit de plusieurs requêtes des membres britanniques (de la Table ronde) et des lettres amicales insistant sur l’accord large qui existait sur les priorités politiques, les portes du 10 Downing Street (9) ne se sont jamais ouvertes pour la Table ronde » (10).
Alors, qui gouverne réellement l’Union européenne ? Pour qui roulent tous ses responsables européens ? Pour les simples citoyens ou pour les grandes multinationales européennes ? Et il n’y a pas de gouvernement de « gauche » ou de « droite ». En France, ils se sont succédés à tour de rôle et Richardson avoue que l’entente y a toujours été cordiale, que ce soit Mitterrand comme président ou Chirac.
C’est cette Union européenne qu’il faut rejeter. Cette Union où la voix d’un patron a infiniment plus de poids que celle d’un simple citoyen. Cette Union forgée selon les voeux de la Table ronde et des autres lobbies comme l’UNICE. Nous nous y attellerons lors de la présidence belge de l’Union.
Henri Houben
(1) Keith Richardson, « Big Business and the European Agenda », Sussex European Institute, Working Papers, n°35, septembre 2000, p.13. L’article de Richardson (2) Keith Richardson, op. cit., p.24. (3) Keith Richardson, op. cit., p.20. (4) Un rapport présenté par la Table ronde en 1991. (5) Keith Richardson, op. cit., p.25. (6) Keith Richardson, op. cit., p.24. (7) Keith Richardson, op. cit., p.18. (8) Keith Richardson, op. cit., p.18-19. (9) C’est l’adresse du Premier ministre britannique. (10) Keith Richardson, op. cit., p.19.
La Table ronde a été créée en 1983 par trois présidents de multinationales européennes : Pehr Gyllenhammar, le patron de Volvo, Wisse Dekker, celui de Philips, et Giovanni Agnelli, celui de Fiat. Deux commissaires assistent à la réunion d’inauguration de la nouvelle association : Etienne Davignon et François-Xavier Ortoli. Ceci n’est pas innocent. Car, une fois leur mandat terminé, ces deux personnages vont devenir membre de la Table ronde, le premier comme président de la Société Générale de Belgique (et y est toujours), le second comme président de Total. De cette façon, les liens étroits entre la Commission et la Table ronde ont été tissés dès le début. Peter Sutherland est un autre ancien commissaire présent à la Table ronde comme président de BP Amoco. Et Karel Van Miert, « notre » ancien commissaire à la Concurrence, est devenu administrateur de deux firmes représentées à la Table ronde : Philips et Agfa-Gevaert, filiale de Bayer.
La Table ronde est composée de 47 personnes, 46 présidents et 1 secrétaire général (aujourd’hui Wim Philippa, mais de 1988 à 1998 Keith Richardson). Il y a le gratin des multinationales européennes, en dehors des banques et des compagnies d’assurance. Il y a sept firmes françaises : Saint-Gobain (verre), Lafarge (ciment), Totalfina Elf (pétrole), Aventis (chimie), Air Liquide (chimie), Suez-Lyonnaise des Eaux (holding contrôlant la Société Générale de Belgique), Renault (automobile). Neuf firmes britanniques : BT (télécoms), Unilever (agro-alimentaire), GKN (composants automobiles), ICI (chimie), Royal Dutch/Shell (pétrole), Pilkington (verre), Marconi (électronique militaire), BP Amoco (pétrole), Reed Elsevier (édition). Six firmes allemandes : Thyssen-Krupp (sidérurgie), Veba (pétrole), Siemens (électronique), Bayer (chimie), Deutsche Telekom (télécoms), Lufthansa (transport aérien). Trois représentants belges : Davignon (Société Générale), Janssen (Solvay) et Leysen (Gevaert). A côté, on peut encore citer Philips (électronique), Nestlé (agro-alimentaire), Olivetti (matériel de bureau), Fiat (automobile), Carlsberg (bière), Nokia (télécoms), Ericsson (télécoms) et Pirelli (pneu). Le président est Morris Tabaksblat, le président de Reed Elsevier. Il n’y a que des firmes européennes.
Houben Henri
Pour en savoir davantage : Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens, Agone éditeur, Marseille, 2000, 317 p. Le site de l’Observatoire (Corporate Europe Observatory) (uniquement en anglais)