Les mythes de l’Union européenne
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Durant la présidence belge de l’Union européenne de juillet à décembre 2001, nous publierons une série d’articles sur les mythes qui servent à justifier la construction européenne actuelle. Ces « mythes » sont utilisés pour faire passer des politiques contraires aux intérêts fondamentaux des populations et notre devoir est de les dénoncer.
Le premier d’entre eux est celui du « modèle social européen ». Ce terme est très à la mode dans la bouche des responsables européens. Il est repris en première place dans le programme de travail que veut mener l’équipe Verhofstadt dans le cadre de la présidence belge.
Mais qu’entend par « modèle social européen » ? Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y a pas de véritable unité sur cette notion. Soit elle n’est pas définie. Soit elle est mentionnée dans des termes flous et ambigus qui permettent toutes les interprétations possibles. Ainsi, certains expliquent que le modèle social européen se fonde surtout sur une série de services publics permettant l’accès à tous et sur des mécanismes développés de protection sociale. Pour d’autres, l’essentiel réside dans les valeurs de solidarité propres au vieux continent. D’autres encore soulignent l’adéquation entre un système libéral de marché et la défense de mesures sociales pour protéger les plus démunis. Et tous insistent que cela différencie l’Europe des Etats-Unis.
Mais qu’en est-il exactement ? Notre démarche sera de montrer dans les deux articles qui suivent : 1. d’où viennent les avantages sociaux « particuliers » accordés aux populations européennes ? 2. quelle est la politique sociale actuelle de la Commission européenne et plus spécialement quelle est sa stratégie en faveur de l’emploi ?
On s’apercevra rapidement que le « modèle social européen » est bel et bien un mythe utilisé par les responsables européens pour faire passer l’ensemble de la politique européenne actuelle.
Article paru dans Angles d’Attac, n°26, août 2001, p.5-7.
Les responsables européens se vantent du « modèle social européen ». Seraient-ils plus humains, plus compatissants, plus solidaires que leurs homologues américains ou japonais ? En tous les cas, c’est ce qu’ils essaient de faire croire aux populations. Mais une analyse du développement des avancées sociales présente d’autres raisons fondamentales.
D’abord, une série d’avantages ont été accordés après les deux guerres mondiales. Ainsi, en Belgique, après la première, a été introduite la journée légale des huit heures. Après la seconde, le système de sécurité sociale tel qu’on le connaît encore a été mis en place.
Ce n’est pas innocent. A ces moments, les dirigeants des pays européens se sont trouvés face à un grave problème de légitimité. La guerre avait causé des millions de morts, de blessés, de mutilés, des réductions faramineuses du niveau de vie pour la plupart, des destructions massives de logements et d’usines. La guerre, c’était l’enfer et ce sont ces dirigeants qui avaient poussé leurs populations à la mener et à la subir. En outre, en 1940, dans la plupart des pays, une majorité de ces responsables avaient collaboré avec les nazis allemands et les fascistes italiens. En 1945, ils étaient discrédités. En « face », il y avait une alternative : le communisme. Pour éviter une adhésion des citoyens à cette autre forme de société et pour reprendre les rênes du pouvoir en mains, les dirigeants européens ont dû offrir des « carottes sociales ».
Ensuite, le capitalisme est né en Europe. Les luttes sociales s’y sont développées plus tôt. La tradition syndicale est plus ancienne. Nombre d’avancées sont le résultat de ces luttes, que l’on songe aux grèves de Renault en France pour les congés payés ou celles de mai 68 qui ont débouché sur des hausses de salaire et d’autres « acquis » ou encore les arrêts de travail dans la métallurgie allemande en faveur des 35 heures en 1984.
Enfin, après la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis et le Japon ont connu une vague anticommuniste, antiprogressiste et antisyndicale qui a annulé une série d’avantages accordés soit avant la guerre, soit dans l’immédiat après-guerre.
Ainsi, aux Etats-Unis, dès le 23 juin 1947, est promulguée la loi Taft-Hartley. Celle-ci met sous tutelle les organisations syndicales. Elle interdit toute grève de solidarité ou les grèves sauvages, sous peine d’emprisonnement. Un arrêt de travail doit obligatoirement être précédé d’un préavis de soixante jours. Cette loi est toujours d’application aujourd’hui. Ensuite, les dirigeants américains ont incité les responsables syndicaux à chasser de leurs organisations les communistes. Ceux-ci ont accepté en espérant un adoucissement de la loi Taft-Hartley. Ils en ont profité pour éliminer aussi tous ceux qui étaient « combatifs », « militants », « revendicatifs ». Enfin, à partir de 1947, a débuté aussi une véritable chasse aux sorcières : le maccarthysme. Tous ceux qui étaient soupçonnés d’avoir des rapports avec des communistes risquaient de perdre leur emploi, de se voir supprimer leurs droits sociaux et politiques, voire d’être emprisonnés.
Un processus similaire s’est déroulé au Japon. Le pays, vaincu et détruit, a été occupé par les forces américaines. A ce moment, il y avait énormément de luttes sociales pour faire démarrer la production, ce qui aurait fourni des revenus aux travailleurs leur permettant de survivre. Mais les patrons y étaient peu incités, car c’était peu rentable et les forces américaines limitaient la production par des quotas. Dans un premier temps, les dirigeants nippons ont éliminé les syndicats militants existants et ont créé de toute pièce des organisations de travailleurs à leur solde. Ensuite, ils ont entamé dès 1949 ce qui sera appelé une « purge rouge ». Il s’agissait de licencier tous ceux qui résistaient à la politique instaurées par le pouvoir japonais et par les autorités américaines.
En Europe, cette vague existera aussi. Mais, vu la situation, elle sera moins forte, moins massive, moins générale.
Ainsi, le « modèle social européen », s’il existe, est le résultat de circonstances particulières de l’histoire des différentes régions du monde, de rapport de forces spécifiques et de luttes sociales conduites par les salariés. Comment les responsables européens peuvent-ils se revendiquer de cette tradition, eux qui soit ont combattu ces avancées, soit les ont accordées pour éviter ce qu’ils considéraient comme un mal pire ? Il y a là une mystification totale qui devrait mettre la puce à l’oreille de tous les citoyens.
Pour en savoir plus : Daniel Guérin, Le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, éditions Maspero, Paris, 1976 ; Marie-France Toinet, La chasse aux sorcières, éditions Complexe, Bruxelles, 1984 ; Karel Van Wolferen, L’énigme de la puissance japonaise, éditions Robert Laffont, Paris, 1990.
Pendant longtemps, la politique sociale a été le parent pauvre de la construction européenne. La perspective du plein emploi ou le droit à l’emploi était inscrit dans les traités, mais sans force contraignante.
A l’arrivée de Jacques Delors, socialiste français, à la présidence de la Commission européenne, cela change. Suivant une argumentation fournie par la Table ronde des industriels européens (ERT), ce club d’une cinquantaine de présidents des plus grandes multinationales européennes, la Commission utilise aujourd’hui l’emploi pour mener en définitive la même politique. Car dire que c’est pour les profits des entreprises qu’on va réduire les coûts, qu’on va investir dans la nouvelle technologie, qu’on va introduire massivement la flexibilité, qu’on va obliger les chômeurs et les jeunes d’accepter n’importe quel travail, ce serait provoquer l’opposition des salariés, des luttes sociales, des révoltes. En revanche, affirmer que c’est pour l’emploi, et la perspective change.
C’est dans cette optique que la Commission a défini quatre piliers à la stratégie devant éliminer définitivement le chômage : 1. l’employabilité ; 2. l’esprit d’entreprise ; 3. la capacité d’adaptation ; 4. l’égalité des chances. Simplement les énoncer montre que cette politique relève davantage des besoins des firmes que de la défense proprement dite des nécessités sociales des simples citoyens. Mais, quand on les détaille, cette impression devient vraiment réalité.
1. L’employabilité
L’employabilité est formellement la capacité d’un individu de trouver un emploi et ce, généralement grâce à une formation bien adaptée. Que la Commission mette tout en oeuvre pour que les gens puissent retrouver un travail et qu’elle suscite l’éducation pour cela, quelle idée magnifique pourront se dire certains. Mais cette orientation a des conséquences bien dangereuses.
Primo, le plein emploi, permettant à tous de gagner un revenu pour vivre, est devenu un objectif dépassé et impossible. L’emploi n’est plus un droit. Car le salarié ou futur employé doit pouvoir s’adapter en permanence aux conditions changeantes de la société. Et si ces conditions ne permettent pas de créer de nouveaux emplois, on ne peut l’imposer. Réduire le temps de travail pour donner à chacun un emploi est une hérésie complète. En fait, s’il y a un droit que reconnaissent encore les responsables européens, c’est celui d’être employable.
Secundo, la responsabilité de chercher un emploi incombe totalement à l’individu tombé au chômage. Et s’il ne trouve pas, c’est sa faute finalement, car il n’est pas assez « employable ». Sur cette base, les autorités changent la politique du chômage : arrêter les allocations, surtout si elles sont distribuées indéfiniment dans le temps ; il faut, au contraire, donner des incitants pour que les gens se sortent de cette situation de chômage, entre autres par des formations.
Tertio, l’employabilité, c’est la soumission totale aux desiderata des entreprises et de leurs dirigeants. Ce sont eux qui déterminent les besoins économiques et les salariés n’ont plus qu’à s’y conformer. Résister est interdit (sauf pour dénoncer certains abus flagrants, et encore !), car dans ce cas, on devient non employable. William Bridges, consultant pour les entreprises aux Etats-Unis, définit ainsi l’employabilité : « votre sécurité proviendra d’abord et avant tout de votre capacité à vous rendre alléchant pour l’employeur »(1).
Quarto, la flexibilité à outrance est généralisée. Car les entreprises peuvent alors fixer leurs besoins en matière d’emploi par du temps partiel ou des contrats temporaires. Les gens peuvent exercer un métier durant un temps. Puis, lorsque le contrat est terminé, ils se retrouvent au chômage et suivent une formation pour pouvoir être engagé dans un autre contrat temporaire. Et ainsi de suite.
Quinto, le rôle de l’enseignement devient de fournir les formations adéquates pour les entreprises. Il est totalement instrumentalisé en faveur de la compétitivité des entreprises (2).
Sexto, les organisations syndicales ne peuvent plus assurer la riposte. Elles doivent assurer une politique « en faveur de leurs adhérents » : être le plus employable possible. Elles doivent donc orienter leur travail pour qu’ils disposent des meilleures formations possibles. Fini le syndicat d’opposition. Il ne peut plus être qu’un organe de service. Mais de service pour qui ?
Car c’est bien là tout l’enjeu de cette discussion sur l’employabilité. C’est de rendre le salarié ou futur employé corvéable à merci pour les dirigeants d’entreprise. La question de l’emploi n’est que pur prétexte. Ce qui compte, c’est que les firmes disposent des meilleures personnes pour le laps de temps qu’elles définiront elles-mêmes de façon à être le plus compétitif et à battre les concurrents américains et asiatiques. Comme l’écrit la Commission elle-même, il faut « renforcer le rôle de la politique sociale en tant que facteur productif » (3). Ce n’est pas une politique sociale, c’est totalement antisocial.
2. L’esprit d’entreprise
Le deuxième axe de la politique européenne en matière d’emploi est de faciliter les gens à créer leur propre entreprise. Il s’agit essentiellement d’investir dans les nouvelles technologies pour pouvoir concurrencer les Etats-Unis en la matière. Et pour cela, il faut faire l’apologie de ce qui est finalement une jungle.
En effet, une telle politique favorise la concurrence à outrance, avec une montée nécessaire des faillites (puisqu’il y aura davantage de firmes). Il est illusoire de croire que tout le monde peut réussir : seule une infime minorité y parvient. Ensuite, on introduit une mentalité du chacun pour soi : chacun défend sa compagnie. C’est paradoxalement une idéologie opposée à la solidarité, qui a cours surtout... aux Etats-Unis. D’ailleurs, enfin, cette orientation risque de déboucher sur ce qui existe de l’autre côté de l’Atlantique : des inégalités sociales croissantes et un krach technologique, entraînant des licenciements en masse.
3. La capacité d’adaptation
Pour la Commission, il s’agit d’introduire des nouvelles formes d ‘organisation du travail. Mais qu’est-ce que c’est ?
D’un côté, c’est la flexibilité massive généralisée : travail à temps partiel, contrats temporaires, travail de nuit, de week-end, horaires coupés, etc. C’est le « marché » qui décide quand on travaille et la vie des salariés en est totalement bouleversée.
De l’autre côté, c’est l’intensification du travail : chaque seconde est économisée pour pouvoir vendre moins cher que les concurrents. Le travail est rationalisé continuellement. Mais, pour le salarié, c’est le stress, la fatigue totale, la dégradation de ses conditions de travail.
A nouveau, c’est un modèle antisocial qui est proposé et appliqué.
4. L’égalité des chances
C’est surtout la mise à niveau des femmes. Mais les premières égalisations concernent les plus mauvaises conditions des hommes : les femmes peuvent dorénavant travailler la nuit et l’âge de la retraite a été poussé à 65 ans (au lieu de 60 ans). Quelle chance ! C’est l’égalité par le bas.
5. Conclusions : où est le modèle ?
Depuis dix ans, de 1990 à 2000, dans l’Union européenne (à 15), le nombre des chômeurs est passé de 12 à 14 millions, le pourcentage des salariés à temps partiel dans l’emploi total est passé de 13,8% à 17,7%, celui des contrats temporaires de 10,2% à 11,4% (4). La moitié des créations d’emploi sont des temps partiels (5) et, entre 1994 et 1999, la moitié était des contrats temporaires (6).
Une vaste enquête en 2000 sur les conditions de travail en Europe constate que 28% des salariés se plaignent du stress et 23% d’un épuisement général. Cinq ans plus tôt, ils étaient 28% à subir le stress et 20% la fatigue. Ceux qui reprochent de travailler à un rythme trop rapide étaient 48% en 1990, mais 56% en 2000 (7).
Les conditions de travail se détériorent. Les avancées sociales sont supprimées les unes après les autres. L’emploi est développé uniquement pour rendre les firmes plus compétitives et plus profitables. Comment peut-on parler alors de « modèle social européen » ?
L’Union européenne n’a pas l’intention de développer un modèle social. Elle ne le veut pas et elle ne le peut pas. Car, dans sa constitution actuelle, elle est étroitement imbriquée dans la défense des intérêts des organisations patronales et des multinationales européennes.
A Bruges le 6 septembre, à Liège les 21-23 septembre, à Gand le 19 octobre et à Bruxelles les 13-15 décembre, ne manifestons pas pour ajouter un peu de vernis social à une Union qui est fondamentalement antisociale. Revendiquons une autre Europe. Une Europe où les droits sociaux seront garantis en tant que tels, parce que c’est le droit de chacun de pouvoir vivre décemment.
(1) William Bridges, La conquête du travail, éditions Village mondial, Paris, 1995, p.84. (2) Sur ce point, on peut se référer utilement aux articles de Nico Hirtt, que l’on peut consulter sur le site de l’Appel pour une école démocratique (APED).
Le site de l’APED (3) Commission européenne, « Agenda pour la politique sociale », Bruxelles, le 28 juin 2000, p.6. (4) Chiffres tirés de L’emploi en Europe, publié par la Direction générale de la Commission « emploi et affaires sociales ». (5) Commission européenne, L’emploi en Europe 2000, p.30. (6) Commission européenne, op. cit., p.34. (7) European Foundation, Ten Years of Working Conditions in the European Union, 2000.
Le site d’European Foundation