Les mythes de l’Union européenne
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« Au sein de quelle Europe souhaitons-nous vivre », se demande le Premier ministre, Guy Verhofstadt ? Et de répondre : « D’après moi, au sein d’une Europe fondée sur les valeurs européennes de démocratie, de respect des droits de l’homme, d’Etat de droit et de la diversité culturelle et politique qui constitue notre richesse. Bref une Europe qui demeure attachée aux valeurs héritées de la Révolution française » (1). Présenter l’Europe de la sorte, qui pourrait y être opposé ?
Mais la question exige une réflexion plus profonde. L’Union européenne est-elle si démocratique ?
Article paru dans Angles d’Attac, n°29, novembre 2001, p.4-5.
« Au sein de quelle Europe souhaitons-nous vivre », se demande le Premier ministre, Guy Verhofstadt ? Et de répondre : « D’après moi, au sein d’une Europe fondée sur les valeurs européennes de démocratie, de respect des droits de l’homme, d’Etat de droit et de la diversité culturelle et politique qui constitue notre richesse. Bref une Europe qui demeure attachée aux valeurs héritées de la Révolution française » (1). Présenter l’Europe de la sorte, qui pourrait y être opposé ?
Mais la question exige une réflexion plus profonde. L’Union européenne est-elle si démocratique ? A cela, les responsables européens fournissent deux perspectives. D’abord, il y a ceux qui estiment que les dispositions législatives garantissent la légitimité démocratique de la construction européenne. Ainsi, dans le livre blanc sur la gouvernance, la Commission écrit : « L’Union repose sur l’état de droit. Elle peut fonder son action sur la Charte des droits fondamentaux (2) et se trouve investie d’un double mandat démocratique, à travers un Parlement qui représente les citoyens de l’Union européenne et un Conseil qui incarne les gouvernements élus des Etats membres » (3).
Et, puis, il y a ceux qui, partageant ce point de vue, soulignent quand même les insuffisances de la construction européenne. Verhofstadt s’est fait le chantre de cette position : « Le grand mal dont souffre l’Union est sans aucun doute son opacité, son manque de transparence » (4). Il en appelle à un renouveau « démocratique », avec une implication plus forte des populations : « La participation, c’est permettre aux citoyens d’élire les représentants à la Commission ou au parlement et de donner à ces députés assez de pouvoir dans les différentes compétences de l’Union » (5).
Pouvons-nous nous contenter de ces réponses ?
Souvent, la démocratie est définie par la liberté et la participation des gens aux décisions d’un organe. On cite alors trois éléments fondamentaux d’un pouvoir « démocratique » : l’élection libre, la liberté d’expression et la liberté de la presse. Mais peut-on se satisfaire de cela ?
Premièrement, ceux qui adoptent ce point de vue s’appuient sur un concept de liberté qui n’est pas moins obscur que celui de démocratie. Qu’est-ce que la liberté ? Est-on libre de faire ce qu’on veut, vu les conditions matérielles qui pèsent sur chacun ? S’il y a des limites, qui va fixer celles-ci et au nom de quoi ? On voit, aujourd’hui, que les responsables politiques européens et américains, pour combattre ce qu’ils appellent le terrorisme, restreignent de façon importante les libertés des populations (voir article sur la directive européenne contre le terrorisme).
Deuxièmement, même si chacun est libre de penser et d’exprimer ses idées, il est évident que celui qui a de l’argent, dans notre société, peut plus facilement influencer les choses, voire les décider. La presse est libre, mais entièrement dominée par les groupes multinationaux. Les médias sont sous contrôle de puissants conglomérats comme AOL-Time Warner, Vivendi, News Corp., Bertelsman, Berlusconi, ... Comment peut-on parler de démocratie dans ces conditions ? Les informations internationales passent par trois grandes agences privées. La famille Agnelli, propriétaire de Fiat, possède deux des trois grands quotidiens italiens : comment peut-il y avoir des opinions critiques sur le constructeur qui, pourtant, écrase la vie économique, sociale et politique de la péninsule ?
Et la même chose peut être formulée sur les relations avec les hommes politiques. Comment peuvent-ils être indépendants, s’ils savent qu’ils pourront terminer leur carrière par un poste honorifique et rémunérateur dans une de ces grandes multinationales ? Sans compter les appuis financiers de toute sorte dont ils continuent de bénéficier lors de leurs mandats.
En revanche, pour les simples citoyens, ce n’est pas facile de pouvoir exprimer ses opinions et surtout de les faire passer à un niveau de décision. En général, les moyens leur manquent : des locaux en suffisance pour se réunir, des fonds pour financer la publicité de ces idées, des espaces relativement importants dans les médias, des possibilités pour participer effectivement aux prises de décision... Attac Bruxelles connaît bien cette situation. Elle l’expérimente tous les jours.
S’appuyant, néanmoins, sur cette définition étroite et formelle de la démocratie, les responsables européens et américains en tirent une légitimité pour faire finalement ce que bon leur semble. Les médias traditionnels se chargent de justifier auprès de l’opinion publique ces décisions. Les exemples sont légion.
Regardons la manière dont les responsables européens gèrent le processus démocratique au sein de l’Union. Suivant leurs propres critères, un traité ne peut être appliqué que s’il est adopté par tous les parlements des Etats membres. En Irlande, cela passe par un référendum. Or, pour le traité de Nice, la population irlandaise a voté « non ». Normalement, cela rend ce traité caduc. Pensez-vous que cela va arrêter les responsables européens ?
Lorsque les Danois avaient voté contre le traité de Maastricht en 1992, les responsables politiques avaient recommencé plusieurs fois le référendum jusqu’à ce que la population finisse par accepter l’accord.
Que dire de la manière dont la guerre contre l’Afghanistan est déclenchée ? George Bush déclare la guerre au nom de la démocratie et l’Union européenne lui emboîte immédiatement le pas. « Nous sommes la démocratie », disent en substance les responsables américains et européens. « Nous avons tous les droits, y compris celui de décréter qui est terroriste et qui ne l’est pas, qui doit être attaqué ». De quel droit un président, élu par seulement un quart de sa population, soit environ 50 millions de gens (6), peut-il ainsi dicter ses valeurs, ses conditions au reste de la planète, soit six milliards de personnes ? Dans d’autres circonstances, tout le monde appellerait cela de la dictature.
En Europe, un groupe détermine fondamentalement les orientations et ne s’en cache pas. Il s’agit de la Table ronde des industriels européens (ERT suivant le sigle anglais). Elle rassemble une cinquantaine de présidents des grandes multinationales européennes comme Renault, Fiat, Bayer, Shell, BP, Unilever, Nestlé, Philips. Elle a ses entrées au niveau des responsables européens.
Keith Richardson, qui a été le secrétaire général de l’ERT de 1988 à 1998, écrit : « Pour l’ERT, l’objectif essentiel était toujours les décideurs politiques au niveau le plus élevé. Et la meilleure méthode était la discussion face à face, celle qui l’emporte sur tout le reste. Les événements les plus importants étaient les rencontres avec le président de la Commission européenne, que ce soit personnellement ou avec quelques collègues, et les chefs de gouvernement, particulièrement ceux qui détenaient la présidence de l’Union européenne » (7). Le résultat, c’est l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Santer, qui l’établit : l’ERT « a sans aucun doute joué un rôle majeur dans le développement de l’Union européenne. (...) Ses messages sont importants. L’ERT a quelque chose à dire. Les hommes politiques européens le reconnaissent. Et écoutent » (8).
Comment peut-on parler d’Europe démocratique dans ces conditions ? Le problème est beaucoup plus vaste que simplement améliorer la transparence, simplifier les structures ou donner plus de pouvoir au parlement européen.
Cela ne signifie pas qu’on ne doive pas se battre pour les droits démocratiques au sein de l’Union européenne et de chacun de ses Etats membres. Dans ce cadre, chaque victoire est un pas important pour construire une Europe véritablement démocratique.
Mais il n’y aura jamais une telle Europe tant que : 1. les moyens d’expression ne sont pas mis en priorité à la disposition des simples citoyens ; 2. les représentants politiques ne sont pas les relais des revendications de ces simples citoyens ; 3. le « pouvoir de l’argent » n’est pas démantelé ; 4. l’ERT, ou tout autre groupe du même acabit, pèse de façon décisive sur les orientations de l’Union européenne.
Henri Houben
(1) Guy Verhofstadt, « Une vision de l’Europe », Discours prononcé devant le European Policy Centre, Bruxelles, le 21 septembre 2000. Le site de l’EPC (2) La Charte est un document proclamé à Nice en décembre 2000. Elle fixe un certain nombre de droits et de libertés, mais pas ceux d’emploi, de logement, de revenu décent, d’allocation de remplacement, etc. Or, cette charte doit normalement servir de base pour une constitution du futur Etat européen. (3) Commission européenne, « Gouvernance européenne : un livre blanc », Bruxelles, 25 juillet 2001, p.8. (4) Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle Europe ? », Discours du Premier ministre à l’occasion du 7ème Forum européen de la Wachau à Göttweig, 24 juin 2001. (5) Le Soir, 29 juin 2001, p.7. (6) Il y a aux Etats-Unis un peu plus de 200 millions d’électeurs. La moitié ne vote pas et Bush a été élu par environ 50% de ceux qui ont voté. (7) Keith Richardson, « Big Business and the European Agenda », Sussex European Institute, Working Papers, n°35, septembre 2000, p.18. L’article de Richardson (8) Keith Richardson, op. cit., p.24.