Au sommet européen de Thessalonique de juin 2003
par
La guerre préventive est-elle un concept américain ? Les Etats-Unis se réservent le droit de déclarer qui constitue une menace, ainsi que le droit de choisir les moyens d’agir comme ils l’entendent pour y faire face. Ce qui sont assurément des dispositions propres à un régime impérial.
Mais, en Europe, certains caressent des idées similaires.
Ainsi, Javier Solana, le haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune (monsieur PESC ou, si l’on veut, le ministre des Affaires étrangères de l’Union), a rédigé un rapport pour le sommet de Thessalonique, à la demande de la présidence grecque. Le titre de celui-ci est déjà évocateur : « Une Europe sûre dans un monde meilleur ».
Que se cache-t-il dans ce document extrêmement important ?
Article paru dans Angles d’Attac, n°47, juillet-août 2003, p.8-9.
La guerre préventive est-elle un concept américain ? On aurait pu le croire en lisant le rapport sur la sécurité nationale de septembre 2002. En effet, dans ce document qui fixe l’orientation majeure de la politique étrangère voulue par la Maison Blanche, il est écrit : « Les Etats-Unis sont depuis longtemps favorables à une réaction anticipée lorsqu’il s’agit de répondre à une menace caractérisée visant la sécurité nationale. Plus grave est la menace, plus le risque de l’inaction est grand - et plus il est important de prendre des mesures préventives pour assurer notre défense, même si des doutes subsistent sur le moment et l’endroit de l’attaque ennemie. Pour empêcher ou prévenir que de tels actes ne soient perpétrés, les Etats-Unis se réservent la possibilité, le cas échéant, d’agir par anticipation. Les raisons de nos actions seront claires, leur ampleur mesurée et leur cause juste » (1).
Autrement dit, les Etats-Unis se réservent le droit de déclarer qui constitue une menace, ainsi que le droit de choisir les moyens d’agir comme ils l’entendent pour y faire face. Ce qui sont assurément des dispositions propres à un régime impérial.
Mais, en Europe, certains caressent des idées similaires.
Guerre préventive à la sauce européenne
Ainsi, Javier Solana, le haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune (monsieur PESC ou, si l’on veut, le ministre des Affaires étrangères de l’Union), a rédigé un rapport pour le sommet de Thessalonique, à la demande de la présidence grecque. Le titre de celui-ci est déjà évocateur : « Une Europe sûre dans un monde meilleur ».
Quand on prend la peine de lire ce document, on s’aperçoit que Solana reprend à son compte quasiment toute l’argumentation américaine. D’abord, il souligne la prédominance incontestable de Washington : « La fin de la guerre froide a laissé les Etats-Unis dans une position dominante en tant qu’acteur militaire ; aucun autre pays ou groupe de pays ne dispose de capacités comparables » (2). Est-ce une critique ? Pas le moins du monde.
Car Solana précise que le monde doit faire face à de nouveaux dangers grandissants. Mais la supériorité américaine sur la planète n’en fait pas partie. Au contraire, ces menaces sont : 1. le terrorisme ; 2. la prolifération des armes de destruction massive ; 3. les Etats en déliquescence et la criminalité organisée. Ce sont exactement les mêmes points qui se trouvent dans le rapport sur la sécurité nationale de septembre 2002 et qui ont présidé à l’agression américaine contre l’Irak.
Solana va jusqu’à reprendre la crainte exprimée à longueur de pages par les faucons de Washington pour justifier une action préventive contre Saddam Hussein. Il écrit en effet : « Le fait que la conjugaison de tous ces éléments - un terrorisme fermement résolu à user d’une violence maximale, la possibilité d’avoir accès à des armes de destruction massive et la déliquescence de systèmes étatiques pourrait nous exposer à une menace extrêmement sérieuse » (3).
D’où il faut intervenir avant que le danger se manifeste réellement : « Cela signifie que nous devrions être prêts à agir avant qu’une crise se produise. Il n’est jamais trop tôt pour prévenir des conflits et des menaces » (4). Et, plus clairement encore : « Nous devons développer une culture stratégique propre à favoriser des interventions précoces, rapides et, si nécessaire, vigoureuses » (5). Soit la guerre préventive.
L’armée européenne de mercenaires
Cette argumentation a une seconde conséquence qui ne devrait pas tomber dans l’oreille de sourds. Face à la prédominance américaine au point de vue militaire, certains comme Louis Michel, notre ministre des Affaires étrangères, plaide pour une armée européenne. Solana donne un véritable contenu à cela : il faut des capacités militaires souples, rapides, prêtes à intervenir partout, à commencer par agir loin de nos frontières ; bref une armée de mercenaires super-entraînés pour mener des opérations de commandos là où les troubles ou les dangers apparaissent. Car : « Face aux nouvelles menaces, c’est à l’étranger que se situera souvent la première ligne de défense » (6).
Rien à voir avec une défense du territoire et de la population européenne ou même de protection des droits des peuples vivant dans le monde et menacés par l’hégémonie américaine. L’armée européenne, version Solana ou celle des ministres des Affaires étrangères de l’Union, c’est soit pour intervenir aux côtés de Washington, soit pour agir en son propre nom pour défendre les intérêts du « monde européen ». Et pour cela, il faut davantage de moyens. Cela veut dire qu’on demandera aux contribuables européens de payer la note.
La planète de la fortune
Solana se veut le défenseur d’une Europe qu’il veut sécuriser et d’un monde qu’il espère meilleur. Mais de quelle Europe parle-t-il et de quel monde est-il le protecteur ? Est-ce le bien-être de Monsieur « Tout le monde » ? En quoi celui-ci est-il atteint par l’anarchie générée par la mondialisation capitaliste ?
Certes, il est certainement touché par la famine qui sévit en Afrique. Il ne comprend pas pourquoi, à l’heure d’Internet et des voyages dans l’espace, 2,8 milliards de personnes, soit presque un habitant sur deux sur la terre, vivent avec moins de deux dollars par jour. Il se demande pourquoi un pays comme l’Argentine, autrefois aussi riche que certains pays européens, se retrouve dans la pire des récessions et jette des milliers de gens dans la misère la plus noire.
Mais, dans ce cas, la réponse face à cette « menace » ne serait pas d’armer davantage le monde et principalement les grandes puissances. Ce serait de lancer un vaste programme de lutte pour éradiquer la pauvreté, pour éliminer les maladies les plus contagieuses et pour permettre aux pays les plus démunis de se développer. Un plan qui pourrait être financé par exemple par la taxe de type Tobin (7).
Comme ce n’est pas le cas, comme c’est même le contraire qui est prévu, on ne peut aboutir qu’à la conclusion que ce que Solana, tout comme la Maison Blanche, veut protéger, ce sont les intérêts des détenteurs de capitaux, des multinationales et des grandes sociétés financières. Ce monde de fortunés dont les avoirs financiers dépassent le million de dollars. Cette poignée de richards de 7,3 millions de gens (sur une population mondiale qui approche les 7 milliards), qui détiennent un patrimoine financier estimé à 27.200 milliards de dollars (8). Soit pas loin de la valeur marchande produite en un an par la planète entière (le produit intérieur brut mondial).
Ces personnes-là ont effectivement besoin d’être défendues militairement des menaces de chaos qui pèsent sur la terre, contre le terrorisme qui pourrait faire exploser les pipelines, contre le crime organisé qui s’accapare une partie de la richesse qu’ils convoitent, contre les Etats en déliquescence qui empêchent d’y investir et d’en tirer des bénéfices.
Un nouveau colonialisme
Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN, rappelons-le, est sur la même longueur d’onde que ce haut fonctionnaire du ministère britannique des Affaires étrangères et conseiller de Tony Blair en la matière, Robert Cooper. Celui-ci en appelle ouvertement à une nouvelle colonisation, à un nouvel impérialisme :
« Le défi du monde postmoderne est de se faire à l’idée de doubles normes. Entre nous, nous opérons sur la base de lois et de sécurité d’une façon ouverte et coopérative. Mais quand nous traitons avec les types d’Etats plus démodés en dehors du continent européen, nous devons en revenir aux méthodes plus brutales d’une ère antérieure - la force, l’attaque préemptive (9), la supercherie, tout ce qui est nécessaire pour traiter avec ceux qui vivent encore dans le monde du XIXème siècle. Entre nous, nous conservons la loi, mais quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi utiliser les lois de la jungle. Durant la période prolongé de paix en Europe, nous avons la tentation de négliger notre défense, à la fois physique et psychologique. Ceci représente un des grands dangers de l’Etat postmoderne » (10).
Il ajoute le plus nettement : « Ce qu’il faut, c’est une nouvelle forme d’impérialisme, une qui soit acceptable pour un monde fondé sur les droits de l’homme et les valeurs cosmopolites. Nous pouvons déjà délimiter ses contours : un impérialisme qui, comme tout impérialisme, vise à apporter l’ordre et l’organisation, mais qui repose aujourd’hui sur un principe volontaire » (11).
C’est quasiment la même vision que partage Solana. Car la seule différence qu’il définit avec la position américaine est qu’il aspire à une domination commune de la planète de la part des Etats-Unis et de l’Europe. Dans son introduction, il souligne qu’ « aucun pays ne peut s’attaquer entièrement seul aux problèmes complexes d’aujourd’hui » et que l’Union européenne « doit être prête à partager la responsabilité de la sécurité dans le monde » (12). Pour terminer par : « En oeuvrant de concert, l’Union européenne et les Etats-Unis peuvent constituer une formidable force au service du bien dans le monde » (13). Une formidable force impérialiste au service de la poignée de gouvernants de l’Amérique et de l’Europe et au détriment du reste de la population, cela oui.
Qui, en fait, continue à vivre avec les concepts du XIXème siècle ?
Henri Houben
(1) « La stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis d’Amérique », septembre 2002, traduction Lise-Eliane Pomier pour Le Monde, p.24. (2) Javier Solana, « Une Europe sûre dans un monde meilleur », Conseil européen de Thessalonique, 20 juin 2003, p.2. (3) Javier Solana, op. cit., p.6. (4) Javier Solana, op. cit., p.12. (5) Javier Solana, op. cit., p.13. (6) Javier Solana, op. cit., p.11. (7) La taxe de type Tobin est un impôt d’un faible pourcentage sur chaque échange de devises dans le monde. Comme l’échange de devises est évalué à 1.100 milliards de dollars par jour à l’heure actuelle, ceci pourrait rapporter environ 100 milliards de dollars, qui seraient les bienvenus pour le développement du tiers-monde. (8) Merril Lynch/Cap Gemini Ernst & Young, World Wealth Report 2003, p.3. (9) On fait la distinction entre guerre préemptive et guerre préventive. La guerre préemptive est une action menée lorsqu’il est sûr que le pays ennemi va attaquer et on précède cet assaut en partant soi-même à l’offensive. La guerre préventive est lancée avant même que le danger se précise. Cooper utilise le concept de guerre préemptive, mais en réalité il semble qu’il désigne en fait l’idée d’une guerre préventive. (10) Robert Cooper, « The New Liberal Imperialism », The Observer, 7 avril 2002. (11) Robert Cooper, op. cit. (12) Javier Solana, op. cit., p.2. (13) Javier Solana, op. cit., p.15.