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L’échec du Sommet Européen qui s’est tenu à Bruxelles les 12 et 13 décembre 2003, par ailleurs prévisible, illustre parfaitement le constat déjà fait dans les pages d’Angles d’Attac : loin d’être l’occasion d’un rapprochement avec les citoyens européens qu’elle était censée représenter, la Convention a accouché d’un conflit d’intérêts nationaux bassement politicards.
Article paru dans l’Angles d’Attac No 52, février 2004
L’échec du Sommet Européen qui s’est tenu à Bruxelles les 12 et 13 décembre 2003, par ailleurs prévisible, illustre parfaitement le constat déjà fait dans les pages d’Angles d’Attac [1] : loin d’être l’occasion d’un rapprochement avec les citoyens européens qu’elle était censée représenter, la Convention a accouché d’un conflit d’intérêts nationaux bassement politicards. La principale pierre d’achoppement aura en effet été la question du nombre de votes détenus par chaque pays au sein du Conseil, question d’autant plus cruciale que le projet de constitution prévoyait l’extension des thèmes pour lesquels les décisions se prendront par vote à la majorité qualifiée [2]. Sans entrer dans les détails, rappelons que l’Espagne et la Pologne, notamment, auraient été les grands perdants de ce nouveau système, qui aurait au moins le mérite d’être beaucoup plus simple et, au moins sur un plan théorique, plus démocratique [3]. Ce nouveau système réduirait bien sûr les possibilités de minorités de blocage, ce qui effraient notamment Madrid et Varsovie, qui risquent, par exemple, de ne pouvoir éviter une baisse générale des fonds structurels dont ils sont pour le moment les principaux bénéficiaires.
Au passage néanmoins, d’autres “acquis” pourraient bien passer à la trappe en servant de monnaie d’échange lors de la reprise des négociations : plus que les autres innovations institutionnelles (nomination d’un Président pour 2,5 ans en lieu et place des présidences tournantes de 6 mois ainsi que d’un Ministre des Affaires étrangères, Commission restreinte de 15 membres [4]), ce sont surtout les quelques rares éléments “positifs” qui risquent d’en pâtir, tels que l’augmentation des pouvoirs du Parlement européen notamment en matière budgétaire, le droit d’initiative populaire qui permettrait à 1 million d’Européens de faire soumettre par la Commission une initiative législative, ou encore l’insertion de la Charte des Droits Fondamentaux dans le texte constitutionnel [5].
Pourtant, le principal danger de cette future Constitution ne réside pas, pour les Européens, dans ces aspects institutionnels, mais dans un domaine que les grands médias se sont gardés de trop souligner : la plus longue partie de la Convention (360 articles), le Chapitre III portant sur les politiques et le fonctionnement de l’Union, “aboutit à graver dans le marbre la politique libérale de l’UE au moment où les peuples européens la contestent de plus en plus” ; son adoption n’a pourtant suscité aucune contestation consistante de la part des membres de la Convention soi-disant ‘représentatifs’ [6]. Ce chapitre reprend en effet mot pour mot le contenu des traités précédents établissant les règles et priorités économiques de l’Union. Ce faisant, le citoyen européen est donc floué puisque l’on vise ainsi à donner un caractère constitutionnel, donc quelque peu “sacré“ voire “intangible“ -sans parler des procédures de révision extrêmement lourdes-, à des choses qui ne relèvent en fait que du traité bilatéral entre Etats, et qui plus est sans même passer forcément par le référendum. Ce qui serait certes loin d’être une panacée démocratique vu les conditions d’élaboration du texte et le non-débat qui s’en suivit, mais ce ‘minimum démocratique’ est déjà redouté par la plupart des gouvernements européens, car il risquerait d’ouvrir la boîte de Pandore en faisant émerger le vrai débat dans la société.
Pour toute ces raisons donc, il faut réfuter et rejeter une Constitution qui n’en est pas une, car pour cela il aurait fallu :
Une Assemblé constituante directement élue par les citoyens et non une Convention nommée par les gouvernements
Une adoption par référendum populaire dans toute l’Europe (y compris les pays candidats) et non une adoption à l’unanimité par les Etats
La liberté pour les citoyens de choisir ensuite leur mode de développement économique
Sans compter d’autres enjeux d’importance, telle que le poids croissant des milieux religieux les plus conservateurs qui ont obtenu plus dans le texte que les organisations de la société civile [7], l’absence de contrôle démocratique sur le Système Européen des Banques Centrales ou encore l’absence d’accès réel pour le citoyen à la Cour de Justice de Luxembourg, vidant de son sens l’intégration de la Charte des droits fondamentaux [8].
Néanmoins, peut-on se féliciter de ce blocage ? rien n’est moins sûr car l’avenir risque de confirmer le diction : “reculer pour mieux sauter”. Malgré les jeux de dramatisation/ dédramatisation auxquels se prêtent nos leaders politiques, il est clair que les négociations vont reprendre et qu’un compromis encore plus boiteux sera trouvé afin de faire repartir la machine libérale, avec sans doute des risques encore plus grands :
Tout d’abord, l’émergence de noyaux durs, rebaptisés ‘groupes pionniers’ (on nous rejoue ‘la conquête de l’Ouest’ ?) par un président français en mal d’aventures : certains Etats pourront ainsi aller plus loin encore dans leurs accords intergouvernementaux sans plus aucune contrainte ni contrôle démocratique, vidant du même coup les maigres acquis du Parlement européen de leur sens. “Le rapprochement très sensible entre Paris et Berlin s’opère d’ores et déjà très concrètement autour de réformes dans les domaines sociaux, fiscaux et économiques” [9]. Accords qui deviennent ensuite de facto européens par l’intégration progressive des autres pays...
Deuxièmement, la mort définitive du principe de solidarité : “la ‘trahison’ de la Pologne justifiera l’abandon des aides au développement de l’Europe de l’Est livrée au sort que lui assigne cette Europe à deux vitesses : zone de sous-traitance à bas salaire et à faible législation environnementale” [10]. Curieusement en effet, juste après l’échec du Sommet, les 6 principaux pays contributeurs au budget de l’UE ont proposé par écrit que le budget 2007-2013 ne dépasse pas 1% du PNB de l’UE. Ce qui, combiné à l’élargissement, entraînerait une baisse drastique des fonds structurels censés compenser les déséquilibres régionaux et dont pâtiraient en tout premier lieu les nouveaux membres, notamment... la Pologne. Et après on voudrait qu’ils soient enthousiastes et obéissent sans piper ?!
Bref, l’échec de la dimension politique de l’UE ne peut que favoriser encore plus une Europe conçue sur le modèle britannique d’un vaste marché de libre-échange.
Mais faut-il accepter ce chantage ? Où en sommes nous maintenant, alors que se succèdent déclarations dramatiques ou apaisantes et informations contradictoires ?
“il y a fort à parier que dans trois ou six mois, à force d’ingéniosité diplomatique et d’ingénierie institutionnelle, une solution acceptable (à défaut d’être simple ou claire) sera trouvée“ [11] et la machine repartira de plus belle... En fait les négociations de couloir bilatérales ont déjà repris, et les relations franco-polonaises sont déjà à la détente ; un front commun est prévisible entre la France, l’Allemagne et le Royaume Uni ; et au mois de mars la Présidence irlandaise devra soumettre des recommandations pour la réouverture des négociations. Certes on attendra sagement que les élections espagnoles, françaises et européennes soient passées (cela évitera aux familles politiques de devoir prendre position et risquer de s’entre-déchirer). Les choses pourraient ensuite fort bien s’accélérer comme par un enchantement et aboutir à un accord dans les dernières semaines de la présidence irlandaise.
Le répit est donc de quelques mois : c’est l’occasion ou jamais de donner au débat sa vraie place, sur la place publique, et sa vraie teneur : quelle Europe voulons-nous ?
dans les grands médias, mais aussi par les intellectuels ou leaders politiques tels Alain Lipietz, le manichéisme est de rigueur en la matière, réduisant les positions aux pro-européens (les ‘gentils’) face aux ‘anti’ forcément conservateurs ou facho. Ça vous rappelle quelque chose ?
Il en va donc de la responsabilité d’ATTAC, des mouvements sociaux, des syndicats, etc., de mobiliser par tous les moyens leurs membres, sympathisants et autre citoyen. Mais plus grande encore est la responsabilité des partis politiques et notamment des grands partis de gauche, qui ont les moyens humains et médiatiques de toucher la masse : à eux d’éviter l’écueil du manichéisme, à eux aussi d’éviter le pire : le compromis frileux, le discours du ‘mieux que rien’, tenu par une partie de la gauche française notamment : “tout bien pesé, ils estiment que ce nouveau traité est mieux que rien“ [12].
Eh bien non, ‘on nous la refait plus’ : les mêmes discours ont convaincu nombre de sceptiques lors des référendums sur les précédents traités, au son de dramatiques “sauvons l’Europe”. On a vu le résultat de ces compromis(-sions ?). Aujourd’hui, c’est PARCE QUE l’on est PRO-européen, mais pour une vraie Europe, que l’on est CONTRE ce projet de Constitution que l’on tente de nous imposer.
Laëtitia S.
[1] voir AA n°43, avril 2003, p.4-5, et AA n°47, juillet-août 2003, p.10
[2] a peu près tout excepté la fiscalité et la défense (demande britannique), et l’audiovisuel (demande française)
[3] le système qui entrera en vigueur avec l’élargissement, issu du traité de Nice, aboutit à une forte sur-représentation de ces deux pays par rapport à leur réel poids démographique dans l’Union. Le projet de Constitution lui, prévoyait une double majorité avec 50% des Etats représentant minimum 60% de la population européenne, entrant en vigueur en...2009. Pour ceux qui veulent en savoir plus, se référer à l’article de Bernard Cassen, Le Monde Diplomatique n° 598 de janvier 2004, p.6-7, limpide
[4] idem
[5] si ce texte est loin d’être parfait il avait au moins le mérite de mettre les droits fondamentaux à une place au moins symboliquement plus conforme à leur importance
[6] Politis, jeudi 2 octobre 2003, qui rappelle également que “curieusement, cette partie a été adoptée, sans débat, en une après-midi de juillet, donc après la présentation du volet institutionnel à Thessalonique“
[7] pour les détails se référer à l’article de Christian Terras, Le Monde Diplomatique, Janvier 2004 p.8-9
[8] voir AA n°47, juillet-août 2003, p.10
[9] L’Humanité, 15 décembre 2003
[10] Alain Lipietz, Libération, 17 décembre 2003
[11] Yves Mény, Libération, 18 décembre 2003
[12] Politis, jeudi 2 octobre 2003