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Dans les dédales de la « comitologie » européenne

La gouvernance des experts

Les surprises arrivent parfois là où on ne les attend pas. Au sommet européen de mi-décembre, un nouveau groupe de réflexion a été créé. Son but : avoir une analyse stratégique sur l’Union européenne des années 2020-2030. Autrement dit, savoir où seront les frontières de l’Union, définir quelles seront les priorités économiques, établir le projet majeur après celui du processus de Lisbonne [1]...


Certes, le contour est assez flou. Son origine vient du président français Nicolas Sarkozy qui veut, sans en porter la responsabilité, empêcher la Turquie d’adhérer à l’Europe. La présidence du groupe a été attribuée à Felipe Gonzalez, Premier ministre d’Espagne entre 1982 et 1996, un social-démocrate flanqué de deux vice-présidents. La première est Vaira Vike-Freiberga, présidente de Lettonie de 1999 à 2007, une conservatrice proche de la Maison Blanche et qui a vécu jusqu’en 1998 au Canada. L’autre est Jorma Ollila, président de Nokia et de la Table ronde des industriels européens, le puissant lobby des plus grandes firmes européens. Il est aussi administrateur à Ford et à Royal Dutch/Shell. Les six autres membres seront désignés à la mi-2008 « à travers l’Union en fonction de leurs mérites »  [2].

Un secteur occupant 50.000 personnes !

Cette situation est symptomatique de ce qui se passe dans l’Union européenne. Les questions les plus importantes sont attribuées, dans la plus grande discrétion, à des comités d’experts choisis par les responsables européens et dans lesquels on retrouve généralement une majorité de personnes venant ou proches des milieux patronaux. Mais, au fait, savez-vous combien y a-t-il de ces groupes et combien de gens travaillent dans ceux-ci ?

Le député européen danois Jens-Peter Bonde essaie d’obtenir une réponse sur cette question depuis 1979. Finalement, en 1999, avant les élections, il reçoit une liste d’environ 1.500 groupes, dont 121 rien que dans le domaine de l’environnement. En 2004, il réitère sa demande et obtient un catalogue de plus de 3.000 organismes [3]. La Commission, depuis lors, met sur son propre site les comités agréés. Actuellement, il y en a 1.186 [4]. On estime qu’il y a environ 50.000 personnes qui travaillent au sein de ceux-ci [5]. Bref, davantage que le nombre de gens supposés oeuvrer dans le lobbying et évalués à « seulement » 15.000.

Qui est conscient de cette mainmise et de cette emprise ? Qui sait que l’influence exercée par les groupes patronaux s’exerce en premier lieu par la nomination d’experts dans ces groupes ? Parce que ces comités de « haut niveau » définissent les orientations essentielles de l’Union ou contrôlent leur application, c’est-à-dire des tâches fondamentales qui échappent à quasiment tout contrôle public.

Un parfum de secret

Une grande partie de la législation européenne est rédigée et fignolée par ces organismes. Peu savent exactement ce qui est en cours et qui y est impliqué. Le secret qui entoure les décisions prises est bien gardé. Alors que le rôle des comités et groupes d’experts dans les décisions de la commission paraît opaque aux yeux du citoyen moyen, les lobbyistes professionnels exploitent ce manque de transparence. Des séminaires sont même organisés pour apprendre à tirer un parti maximum de ces groupes.

Ces groupes d’experts sont donc très influents, leurs membres restent parfois secrets malgré les demandes et les promesses réitérées de plus de transparence. En principe la commission s’est engagée (une fois de plus !) à publier en 2008, la liste complète des experts.

La direction générale de la commission peut décider de créer un groupe d’experts donné si elle en voit le besoin, uniquement avec l’accord du secrétariat général et sans annonce publique. Ses participants peuvent être soit des représentants d’une autorité publique, soit d’un groupe de la société civile, soit recrutés pour leurs compétences personnelles. Il y a des groupes formels établis par un texte de loi ou une décision officielle et des groupes informels, les plus nombreux. Même pour des lobbyistes professionnels, connaître ces groupes et leur fonction est difficile, s’ils en connaissent un qui débute, ils peuvent essayer de se faire admettre comme membres.

Une surreprésentation patronale

Les lobbyistes poussent eux même à la création de groupes pour mieux s’y intégrer, il peuvent même y acquérir une position dominante. Cela pousse à une composition déséquilibrée du groupe.

Par exemple, dans le domaine plus spécifique de la préservation du climat,

• le groupe de travail de l’ECCP (European Climate Change Program) est composé de neuf représentants des associations industrielles et commerciales (voitures et fuel) et de seulement deux ONG (transport et environnement et WWW), un autre groupe présenté comme une ONG de consommateur et environnement est en fait un groupe industriel : la fédération internationale de l’automobile, la dernière association représentée est plutôt politique, c’est le « Center for Clean Air Policy ». Ce centre est, en fait, un groupe américain dirigé par des hommes politiques particulièrement actifs dans le domaine des énergies renouvelables et de la lutte contre la pollution mais il est soutenu essentiellement par des sociétés américaines privées de distribution d’énergie. Les autres 14 membres sont des représentants de l’Etat ou de la Commission [6].

• Un autre groupe de travail intitulé « surveillance de la moyenne des émissions spécifiques de C02 dues aux véhicules particuliers neuf » est constitué de membres de la Commission, de représentants des Etats et de l’industrie automobile uniquement.

• Sur les 63 membres du groupe d’experts « alternative fuel », 29 représentent les industries, 22 sont des membres de la commission, 10 des délégués d’instituts de recherche et seulement deux représentants d’ONG.

• Le « biocarburants Research Advisory Council » (BIOFRAC) se compose de 19 membres qui représentent un équilibre entre les grands acteurs européens des biocarburants, y compris les secteurs agricole et forestier, l’industrie alimentaire, l’industrie des biocarburants, les compagnies pétrolières, les distributeurs de carburant, les constructeurs automobiles et les instituts de recherche. La plupart des huit participants travaillant dans le domaine de la recherche ont aussi des liens avec les industries du pétrole et de la biotechnologie.

• Dans le groupe de travail sur les gaz fluorés, les producteurs de gaz altérant le climat sont surreprésentés par rapport aux industries qui n’emploient pas ces gaz et aux ONG.

L’initiative de transparence

Après avoir longtemps refusé, la commission a créé en 2005, l’« European Transparency Initiative » au nom de grands principes : « Le respect des normes les plus élevées en matière de transparence est une condition essentielle de la légitimité de toute administration moderne. Le collège en a pris l’engagement dans ses objectifs stratégiques pour 2005-2009 » . Elle affirme que : « Des avancées importantes (sont) d’ores et déjà réalisées. Entre autres, le livre blanc de 2001 sur la gouvernance européenne, le code de bonne conduite administrative régissant les relations entre le personnel de la Commission et le grand public, le code de conduite des membres de la Commission et leur obligation de rendre publiques des déclarations d’intérêts, des règles claires en matière d’accès aux documents et la mise à disposition d’informations détaillées en matière de comités et de groupes d’experts… En outre, un accord a été passé avec le Parlement européen concernant la diffusion d’informations sur la composition et les méthodes de travail des nombreux groupes d’experts qui contribuent à la définition des politiques »  [7].

Il semblerait qu’au printemps dernier, la COCOBU (budget committee of the European parliament) aurait accepté de bloquer les budgets voyages des groupes d’experts tant que la Commission n’aurait pas réalisé une transparence totale dans ce domaine.

Sans doute, cette initiative est un moindre mal. Mais les problèmes subsistent : les comités de haut niveau pullulent ; la nomination des experts est opaque de ce fait, les représentants patronaux inondent ces groupes et orientent les plans stratégiques de l’Union dans le sens qui les intéresse.

Lobbyiste lui-même, Thierry Coste définissait le lobbying « comme l’activité qui consiste à chercher à influencer les pouvoirs publics (...) dans toutes leurs décisions, le plus en amont possible et par des moyens les plus divers »  [8]. Les comités d’experts permet aux groupes patronaux de réaliser cet objectif : déterminer les orientations le plus en amont possible, avant même qu’une législation européenne ne soit envisagée.

Françoise Louveaux et Henri Houben

Notes

[1Attention, ne pas confondre le processus de Lisbonne, issu du sommet européen de mars 2000 et qui définit le projet stratégique pour l’Union européenne de devenir l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde pour 2010. Et le traité de Lisbonne qui est en train d’être ratifié par les parlements nationaux et qui se substituent au défunt traité constitutionnel européen.

[2Conseil européen de Bruxelles, Conclusions de la présidence, Bruxelles, 14 décembre 2007, p.3 : Conclusions de la présidence décembre 2007

[3Cette liste peut être consultée à l’adresse suivante : Liste de Bonde

[4Ils sont classés à l’adresse suivante : Liste de la Commission

[5Corporate Europe Observatory (CEO), « Lobbying the European Union by Committee. The strategies of corporate influence in the Commission’s expert groups, Council’s working groups and comitology committees”, Briefing Paper, juillet 2007, p.1 : Article CEO

[7Communication à la Commission de M. le Président, Mme Wallström, M. Kallas, Mme Hübner et Mme Fischer Boel proposant le lancement d’une initiative européenne en matière de transparence, adoptée par la Commission européenne le 9 novembre 2005 : Communication à la Commission

[8Thierry Coste, Le vrai pouvoir d’un lobby. Les politiques sous influence, éditions Bourin, Paris, 2006, p.14.


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