Un monde sous influence
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L’année 2004, qui s’annonce, sera une année européenne : élections, Constitution, élargissement, nouvelle Commission...
Mais qui la dirige réellement ? Les chefs d’Etat, les commissaires, le parlement ? Ou, en fait, des hommes de l’ombre : les présidents des plus grandes multinationales européennes, regroupés sous une association : la Table ronde des industriels européens (ERT, son sigle en anglais).
Article paru dans Angles d’Attac, n°51, décembre 2003/janvier 2004, p.5-7.
Un tableau reprenant les membres de l’ERT n’est pas repris ici.
On peut le trouver sur le site de l’ERT : ERT
Un monde sous influence
L’année 2004, qui s’annonce, sera une année européenne.
D’abord, il y a le projet de constitution, élaboré par la Convention européenne (1), qui devra être approuvé.
Ensuite, dix pays de l’Est vont adhérer à l’Union : Chypre, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie et la Tchéquie.
Puis, il y aura des élections en juin prochain, afin de choisir un nouveau parlement dont les pouvoirs sont à peine accrus depuis le dernier appel aux urnes.
Enfin, la Commission sera renouvelée, sans doute durant l’été.
Il est certain que les responsables européens espèrent voir le visage de l’Union changer, de sorte que les habitants du continent sentent de plus en plus que l’Europe est leur véritable pays. Comme l’affirmait un rapport, écrit par Robert Cox, ancien fonctionnaire européen, et par Keith Richardson, dont nous reparlerons dans l’article : « L’Union européenne est en danger. (...) Que manque-t-il à l’Europe ? Il lui manque le soutien de son opinion publique. Malgré ses discours, l’Union européenne n’a jamais été une Europe des citoyens. Ce n’était peut-être pas important hier, mais ce l’est aujourd’hui parce que ses activités affectent de plus en plus la vie quotidienne de tout un chacun » (2).
Un club de 45 multinationales
Ce qui risque de ne pas changer, c’est la domination presque sans partage du monde des affaires sur la politique européenne. En cette matière, la Table ronde des industriels européens (en anglais European Roundtable, d’où le sigle ERT) est l’organe le plus présent et le plus influent.
Créé en 1983 - il vient donc de fêter ses vingt ans d’existence -, l’ERT regroupe entre 45 et 50 directeurs de grandes multinationales européennes (voir tableau 1). C’est le gratin du patronat du continent. Rares sont les grandes entreprises qui ne sont pas représentées à un moment ou à un autre dans ce cénacle. Les seuls secteurs importants qui manquent sont les branches financières. De là, le nom d’ailleurs de Table ronde des industriels (et non des entrepreneurs ou des patrons) européens.
Le tableau 2 donne une idée de la participation des multinationales européennes à l’ERT, en classant par secteur celles qui ont envoyé un délégué et celles qui ne l’ont jamais fait.
On peut voir assez rapidement qu’une partie non négligeable des entreprises européennes, notamment dans les secteurs clés comme l’aéronautique, l’automobile, la chimie, l’électronique, le pétrole et les télécoms, font ou ont fait partie de l’ERT. Celui-ci représente le grand patronat européen, ce qu’on appelait jadis le grand capital.
La construction européenne sous l’égide de l’ERT
Malgré l’ampleur croissante que prennent les activités financières dans l’économie, c’est l’ERT qui va jouer un rôle déterminant auprès des décideurs européens.
Ainsi, Wisse Dekker, alors président de Philips, trace, dès 1984, les grandes lignes pour un nouveau plan pour l’Europe : le grand marché unique. La construction européenne est, à ce moment, en panne. Jacques Delors, le nouveau président de la Commission, va reprendre presque tel quel ce projet et en faire l’instrument majeur du redémarrage du processus d’intégration. D’abord, on commence par l’économique et le politique suivra, tel est le raisonnement des responsables européens.
Ensuite, l’ERT va impulser la création de la monnaie unique. En 1989, Wisse Dekker explique la conception politique qui se cache derrière cette initiative : « Beaucoup de dirigeants de firmes européennes s’accordent pour dire que, sans une union monétaire qui fonctionne avec un seul système bancaire et une seule devise, les gains économiques réels (du grand marché - ndlr) vont s’évaporer. Ces matières sont, toutefois, chargées de dangers politiques. La coordination des politiques économiques exige une structure monétaire centralisée, impliquant l’abandon d’une position de souveraineté nationale absolue au profit d’une structure fédérale » (3).
Pour faire fonctionner ce qui va devenir l’euro il faut la coordination des politiques économiques. D’où la nécessité d’avoir une structure fédérale. Il faut donc avancer dans la construction européenne : coupler le grand marché par un organe politique, que certains n’hésitent pas à appeler un Etat fédéral au niveau de l’Union.
L’ERT derrière le processus de Lisbonne
L’influence de l’ERT ne s’arrête pas là. Ainsi, le nouveau gouvernement belge, issu des élections de mai 2003, annonce fièrement que sa priorité est la création d’emplois. En Allemagne et en France, les autorités retardent l’âge de mise en retraite des salariés. Toutes ces initiatives cadrent en fait dans ce qu’on nomme le processus de Lisbonne, à savoir les orientations qui ont été adoptées au sommet européen de Lisbonne en mars 2000.
L’ERT avoue son adhésion entière et complète à ces décisions. Et, pour cause, il a été à son origine également. Depuis sa création, il a publié des rapports montrant qu’il fallait traiter de façon prioritaire du problème de l’emploi. En réalité, c’est une astuce pour justifier une politique en faveur de la compétitivité des entreprises. L’ERT est tellement présent pour la rédaction du livre blanc sur l’emploi, la croissance et la compétitivité que Delors est obligé de le remercier, lors de la présentation à la presse de ce document, en décembre 1993 (4).
Un an plus tard, les dirigeants des multinationales soufflent dans l’oreille du président de la Commission de créer un organe d’analyse de la compétition internationale. Mais le chancelier allemand Helmut Köhl n’est pas favorable à une nouvelle structure. C’est pourquoi l’ERT change son projet en une organisation consultative.
C’est la création du Groupe consultatif sur la compétitivité (GCC) en 1995. Il est composé de responsables des affaires, dont plusieurs membres de l’ERT, d’universitaires, mais également de trois syndicalistes. Il rédige deux rapports par an, chaque fois un peu avant la tenue d’un sommet européen (ceux de juin et de décembre). Sa durée doit porter sur deux ans. Mais, en 1997, les dirigeants européens décident de prolonger son existence pour deux nouvelles années.
Derrière l’emploi, la politique de soutien aux multinationales
Les rapports du GCC subissent l’influence décisive de l’ERT. En 1997, le premier document issu de second groupe établit la dépendance de la question de l’emploi à celle de la compétitivité des entreprises : « Le GCC considère qu’il n’est pas, pour les pays de l’Union européenne, de priorité plus élevée que la création d’emplois et la réduction du chômage. Il est convaincu que la seule voie qui permette d’atteindre effectivement et durablement cet objectif est celle de la compétitivité. Avoir l’ambition de jouer à nouveau les premiers rôles dans l’économie mondiale est pour l’Europe la recette du succès dans la lutte pour l’emploi » (5).
Pour créer des emplois, il faut défendre les entreprises (et donc leur profit). C’est avec une telle politique que, depuis vingt ans, les détenteurs de capitaux sont devenus plus riches, tandis qu’une bonne partie de la population a perdu son boulot ou doit travailler de façon plus intensive pour un salaire moindre.
Mais le GCC va plus loin. Il veut s’attaquer aux chômeurs pour qu’ils acceptent n’importe quel emploi : « Les indemnités de chômage et les prestations sociales qui y sont liées, si on tient compte des interactions avec le système fiscal, finissent souvent par fournir à certains chômeurs un revenu suffisant qui les dissuade de travailler (piège du chômage) ou les empêche de travailler davantage lorsqu’ils ont un emploi à temps partiel ou mal payé (piège de la pauvreté) » (6).
Ce ne sont pas les emplois qui sont mal rémunérés, ce sont les indemnités qui sont trop élevées. Voilà le message de l’ERT et du GCC. On comprend pourquoi le ministre socialiste flamand Frank Vandenbroucke veut absolument suivre les chômeurs à la trace pour les obliger à travailler même si le travail ne leur convient pas ou si c’est payé insuffisamment.
Il n’y a pas que le chômage qui est mis sur la sellette. Le système de pension doit être revu pour permettre l’éclosion, le développement et l’essor des fonds de pension : « En premier lieu, le GCC recommande aux autorités des Etats membres et de l’Union européenne ainsi qu’au secteur financier européen de stimuler le développement au niveau de l’Union européenne d’un secteur des fonds de pension efficace et d’envergure mondiale. (...) A terme, l’intégration des marchés des capitaux débouchera sur un système de pensions paneuropéen » (7).
Ce système permettrait de financer les petites entreprises dans le secteur des technologies et, ainsi, rivaliser avec les Etats-Unis. C’est l’essence du message de l’ERT et de la GCC. Il sera repris tel quel au sommet européen de Lisbonne. Priorité à l’emploi ? Dans ce cadre, les salariés sont les soldats d’une guerre économique entre les grandes puissances. La priorité à l’emploi, présenté à grands fracas, n’est qu’un leurre.
Encore plus révélatrice, cette citation reprise du quatrième rapport du second groupe du GCC : « Ce sont les marchés boursiers qui, par leur dynamisme, amorcent la création d’emplois, en alimentant l’expansion et soutenant la croissance des économies » (8).
Le patronat derrière le processus de Lisbonne
Rappelons que ces documents ont été approuvés par des représentants des travailleurs au sein de cet organe. Keith Richardson, secrétaire général de l’ERT de 1988 à 1998, en explique l’importance : « le fait qu’ils aient signé les rapports du GCC donne (aux rapports) un supplément de poids » (9).
Ces rapports trouveront le suivi attendu dans les conclusions du sommet européen de mars 2000. Dès lors, il n’était plus nécessaire de continuer l’expérience du groupe consultatif. Son mandat n’est pas renouvelé en 1999.
Depuis lors, les organisations patronales font du processus de Lisbonne, avec l’élargissement à l’Est, le point le plus important de la construction européenne. Morris Tabaksblat, patron de Reed Elsevier, membre de l’ERT et ancien président de celle-ci, précise : « L’ordre du jour de Lisbonne a établi un équilibre entre les questions économiques et sociales, reconnu l’importance de l’entrepreneuriat. Cela doit être maintenu. Sans entrepreneurs et gens qui prennent des risques, il n’y a pas de croissance, ni d’emploi. Lisbonne était une déclaration politique impliquant un engagement socio-économique. L’industrie européenne a besoin que cet engagement soit honoré » (10).
Une autre Europe est possible !
L’Europe, dans sa forme et sa conception actuelle, est une construction à l’avantage des multinationales et de la finance. Modelée par des organisations comme l’ERT, elle intervient dans la vie de tous les jours. C’est en son nom que l’âge de la pension est relevé, que la flexibilité est appliquée partout, que le travail de nuit est considéré comme normal, que les salaires sont maintenus à la baisse, que la sécurité sociale, cet acquis fondamental des travailleurs, est progressivement démantelée, que les services publics sont privatisés... On pourrait dire que c’est une Europe libérale, s’il n’y avait pas tellement de responsables des partis socialistes qui avaient forgé son cours.
Sans nul doute, il faudrait une autre Europe. Une autre Europe est possible, scandent les manifestants aux différents sommets européens. Une Europe fondée sur de véritables droits pour les simples citoyens, sur une solidarité au niveau international, sur le maintien de la paix. Une Europe qui s’oppose radicalement à celle érigée par l’ERT.
Henri Houben
(1) Voir les articles d’Angles d’Attac sur la Convention européenne, notamment Laetitia Sedou, « Union européenne : où sont les droits des citoyens ? », Angles d’Attac, juillet/août 2003, p.10-11. (2) Les Amis de l’Europe : « Prélude au débat 2001-2004 : A quoi sert l’Union européenne ? », septembre 2001, p.8. Rappelons que les deux vice-présidents de la Convention, Jean-Luc Dehaene et Giulano D’Amato, sont membres des Amis de l’Europe. (3) Wisse Dekker, « The American Responses to Europe 1992 », European Affairs, n°2, 1989, p.106. (4) Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc., éditions Agone, Marseille, 2000, p.44. (5) Second Groupe consultatif sur la compétitivité, La compétitivité pour l’emploi, premier rapport au président de la Commission et aux chefs d’Etat ou de gouvernement, novembre 1997. (6) Second Groupe consultatif sur la compétitivité, La compétitivité pour l’emploi, premier rapport au président de la Commission et aux chefs d’Etat ou de gouvernement, novembre 1997. (7) Second Groupe consultatif sur la compétitivité, Les marchés des capitaux et la compétitivité, deuxième rapport au président de la Commission et aux chefs d’Etat ou de gouvernement dans le cadre du conseil européen de Cardiff, 1998. (8) Second Groupe consultatif sur la compétitivité, Pour une compétitivité durable, quatrième rapport au président de la Commission et aux chefs d’Etat ou de gouvernement, septembre 1999. (9) Observatoire de l’Europe industrielle, op. cit., p.60. (10) Morris Tabaksblat, « The Maastricht Inheritance », discours prononcé à l’European Connection Conference, à l’occasion du dixième anniversaire de la signature du Traité de Maastricht, 5 février 2002.