Bilan d’une présidence
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S’il fallait résumer la présidence belge de l’Union européenne par un mot, sans doute serait-ce celui de démocratie ? Car c’est autour de ce thème que Verhofstadt et son équipe ont travaillé, bon gré mal gré.
Cela montre, en tous les cas, que le temps où la construction européenne était seulement économique est révolu. Aujourd’hui, il y a une volonté manifeste chez la quasi-totalité des responsables européens de bâtir une Europe politique. C’est une donnée qu’on ne peut plus ignorer. On ne peut laisser le champ libre dans ce domaine à tous les organes, influencés ou directement érigés par les principaux groupes patronaux, qui veulent construire une Europe au service des grandes multinationales et des sociétés financières. Il faut prendre position.
Article paru dans Angles d’Attac, n°31, janvier 2002, p.4-5.
Bilan d’une présidence
S’il fallait résumer la présidence belge de l’Union européenne par un mot, sans doute serait-ce celui de démocratie ? Car c’est autour de ce thème que Verhofstadt et son équipe ont travaillé, bon gré mal gré.
Cela montre, en tous les cas, que le temps où la construction européenne était seulement économique est révolu. Aujourd’hui, il y a une volonté manifeste chez la quasi-totalité des responsables européens de bâtir une Europe politique. C’est une donnée qu’on ne peut plus ignorer. On ne peut laisser le champ libre dans ce domaine à tous les organes, influencés ou directement érigés par les principaux groupes patronaux, qui veulent construire une Europe au service des grandes multinationales et des sociétés financières. Il faut prendre position.
Car, derrière ce mot de démocratie, se cache une réalité très particulière. En effet, d’un côté, les dirigeants de l’Union ont lancé un large débat « démocratique » sur l’avenir de l’Europe, devant impliquer les « citoyens ». Comme l’ont écrit Robert Cox et Keith Richardson, au nom des Amis de l’Europe, un de ces groupes liés au patronat européen (1) : « L’Union européenne est en danger. (...) Que manque-t-il à l’Europe ? Il lui manque le soutien de son opinion publique. Malgré ses discours, l’Union européenne n’a jamais été une Europe des citoyens. Ce n’était peut-être pas important hier, mais ce l’est aujourd’hui parce que ses activités affectent de plus en plus la vie quotidienne de tout un chacun » (2).
Mais, d’un autre côté, ce vaste débat est miné par les objectifs réels des dirigeants européens, qui sont loin d’être « démocratiques ».
D’abord, les réponses à la question sur l’avenir de l’Europe sont déjà fixées. Il s’agira de propulser la construction européenne actuelle à l’avant-plan. Dans la Déclaration de Laeken, il est écrit : « L’image d’une Europe démocratique et engagée dans le monde correspond parfaitement aux voeux du citoyen. Celui-ci a fait savoir à maintes reprises qu’il souhaitait que l’Union joue un plus grand rôle dans les domaines de la justice et de la sécurité, de la lutte contre la criminalité transfrontalière, de la maîtrise des flux migratoires, de l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés en provenance de zones de conflit périphériques » (3). Et le texte ajoute qu’il en va de même pour les matières de l’emploi, de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion et de la cohésion économique et sociale.
Ainsi, les réponses sont toute prêtes. Pour les dirigeants européens, le citoyen veut plus d’Europe, sans préciser laquelle. Pour eux, plus d’Europe, c’est plus de leur Europe, celle qu’ils construisent au service des grandes multinationales et sociétés financières. Nulle part, il n’est question de s’interroger sur quelle Europe on veut réellement.
Deuxièmement, le débat sur l’avenir de l’Europe sera administré par une Convention. Son président sera Valéry Giscard d’Estaing, ancien président français. Les deux vice-présidents sont Giulano D’Amato, ancien Premier ministre italien, et Jean-Luc Dehaene, ancien Premier ministre belge. Mais ces deux derniers sont également administrateurs des Amis de l’Europe, dont le rapport sur le débat de l’avenir de l’Europe est déterminant et rédigé par l’ancien secrétaire général de la Table ronde des industriels européens, Keith Richardson (voir note 1).
Lors de l’émission de la RTBf « Mise au point » du dimanche 16 décembre 2001, le professeur Dehousse soulignait la démocratie de l’Union, car tout était transparent. Il est vrai qu’on peut retrouver un certain nombre de documents sur Internet. Mais tout est organisé dans l’opacité. Car qui a le temps de mettre en relation les différents individus qui agissent pour le compte de l’Europe et découvrir qu’ils sont liés à des groupes patronaux ?
Ce n’est certainement pas dans les brochures « pédagogiques » que diffusent « généreusement » les instances européennes que l’on retrouve l’influence décisive d’un groupe comme la Table ronde des industriels européens. C’est dans des livres et des travaux effectués par des comités marginaux, comme Attac ou l’Observatoire de l’Europe industrielle, qui ne reçoivent que très rarement les honneurs des médias (4).
En troisième lieu, il n’y a nulle part de véritables propositions pour améliorer la démocratie des simples citoyens. Les projets lancés portent sur le renforcement du rôle du parlement européen, sur la simplification des organes décisionnels, sur celle des traités, sur le partage des compétences entre la structure communautaire et les Etats membres, sur l’éventuelle élection directe d’un président de l’Union... Mais nullement sur la participation effective des simples citoyens à la vie politique de l’Union, sur l’utilisation d’Internet pour demander l’avis des populations, sur des débats réellement publics et contradictoires, sur la fourniture de locaux gratuits pour ceux qui veulent discuter de façon critique de l’avenir de l’Europe et d’autres choses, sur la responsabilisation des parlementaires et des dirigeants vis-à-vis des prises de décision, sur l’obligation de défendre les options prises devant les gens avec questions et réponses, sur la révocabilité possible des élus s’ils n’ont pas rempli leurs engagements électoraux...
En d’autres termes, ce sont les aspects formels qui sont privilégiés. Ils n’empêchent nullement la domination des groupes patronaux sur les décisions européennes. Même si le parlement a davantage de pouvoirs qu’actuellement, les votes se dérouleront majorité contre opposition, comme dans les parlements nationaux. Et le « gouvernement » imposera son point de vue à la majorité, en tous les cas sur les points essentiels. Il suffira aux lobbyistes patronaux de s’associer aux principaux membres de ce gouvernement, comme ils le font déjà aujourd’hui avec les principaux commissaires.
Quatrièmement, comme pour tous les réunions internationales de ce type, les chefs d’Etat européens se sont réfugiés dans une sorte de bunker, protégé par des murs et d’imposants cordons policiers. Si les responsables européens voulaient montrer à tous qu’ils sont loin du peuple, ils n’auraient pas pu mieux choisir que ce château de Laeken, construit au XVIIIème siècle, par les archiducs d’Autriche, lorsque la Belgique était sous la domination des Habsbourg.
Néanmoins, Verhofstadt est parvenu à vanter cet endroit comme symbole de la construction européenne. En introduction du sommet, il avance en effet : « C’est pour moi un réel honneur que de pouvoir accueillir les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne dans le château de Laeken. Je remercie le roi et la reine qui ont mis le château à notre disposition à cette fin. Ce lieu et ce geste démontrent l’importance que nous accordons à l’Union européenne. Ils sont le reflet de notre passé commun, le symbole le plus concret de la nation belge et une garantie majeure d’un avenir pacifique et prometteur » (5). Si c’est un symbole, c’est plutôt celui de l’Ancien Régime, où une classe de privilégiés dirigeaient tout et profitaient de tout au nom du droit divin. N’est-on pas aujourd’hui, face à la construction européenne, dans la même situation, mis au part le fait que ce ne soit plus le droit divin qui serve de justification ?
Cinquièmement, enfin, la présidence belge sera aussi marquée par les avancées les plus importantes de l’histoire de l’Union en matière de répression et de limitation de droits démocratique. Car les ministres des Affaires intérieures n’ont pas chômé. Dopés par les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, ils ont voté le projet de loi sur le mandat d’arrêt européen, permettant d’extrader un ressortissant d’un pays membre, ayant commis (ou non) un acte répréhensible dans son pays d’origine, mais réfugié dans un autre. Ils ont, de même, adopté la proposition de loi sur la lutte contre le terrorisme, permettant de criminaliser tout mouvement d’opposition pour autant que celui aspire à une autre société, à une autre forme de démocratie politique. Ils ont renforcé la coopération policière au sein de l’Union, mais également avec les Etats-Unis. Ils ont défini le cadre opérationnel pour envoyer 5.000 policiers à l’étranger dans le cadre des missions de maintien de l’ordre aux frontières de l’Union, par exemple dans les Balkans. Ils ont discuté de la possibilité de créer une force anti-émeute à l’échelle européenne.
Bref, pendant qu’ils discutaient sur la légitimité démocratique de l’Union, les responsables européens ont restreint les possibilités aux groupes d’opposition de manifester leur résistance. C’est la réalité majeure qui se cache derrière le mot de démocratie, selon les dirigeants européens. C’est très inquiétant dans la construction européenne actuelle et c’est pour cela qu’il faut revendiquer une autre Europe, radicalement différente, fondée sur d’autres principes, y compris sur le plan de la démocratie.
Henri Houben
(1) Voir Henri Houben, « Comment lancer un débat mystificateur ? », Angles d’Attac n°30, décembre 2001, p.3-4. Keith Richardson est l’ancien secrétaire général de la Table ronde des industriels européens, ce groupe d’une cinquantaine de présidents de multinationales européennes (Renault, Fiat, Philips, Nestlé, Unilever, Shell, BP, Bayer, etc.) qui se vante, à juste titre, d’être un élément moteur de la construction européenne actuelle. (2) Les Amis de l’Europe : « Prélude au débat 2001-2004 : A quoi sert l’Union européenne ? », septembre 2001, p.8. (3) Conseil européen, « Déclaration de Laeken : L’avenir de l’Union européenne », Laeken, 15 décembre 2001. (4) Pour une analyse détaillée du rôle de la Table ronde des industriels européens, voir Serge Cols, François Gobbe, Henri Houben, Irène Kaufer et Anne Maesschalk, L’Europe de la Table ronde, brochure Attac Bruxelles, Bruxelles, 2001, Henri Houben, « Les étapes de la construction européenne : Vers un Etat européen ? », Etudes marxistes, janvier-mars 2002, et Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Liaisons dangereuses et milieux d’affaires européens, Agone éditeur, Marseille, 2000. (5) Guy Verhofstadt, « Mot de bienvenue », Discours prononcé lors du sommet européen de Laeken. Voir Henri Houben, « La Déclamation de Laeken : pour quoi faire ? », 9 décembre 2001, L’article sur Indymédia