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A la recherche désespérée du débat démocratique

Le livre sur la gouvernance : blanc ou noir ?

par Henri

Durant cet été (2001), la Commission européen a publié un livre blanc sur la gouvernance. C’était une des priorités du président de la Commission, Romano Prodi.

Mais qu’est-ce que la gouvernance ? Formellement, il s’agit de la manière dont les pouvoirs exercés par les différentes institutions sont utilisés et comment ils coopèrent. En fait, ce terme fait croire que les autorités doivent partager leur pouvoir avec d’autres instances qu’elles consultent et qui représentent les différents courants de la société. Ainsi, les décisions seraient prises au terme d’un marchandage démocratique qui tiendrait compte des intérêts de tout le monde. Selon cette acception, il n’y a plus vraiment de gouvernement. Les responsabilités sont collectives.

Et c’est ce que veulent promouvoir les responsables européens. Ils veulent accréditer l’idée qu’ils sont en train de démocratiser encore davantage leurs compétences et que les mesures adoptées respecteront les désirs de chaque groupe.

Mais qu’en est-il réellement ?

Article paru dans Angles d’Attac, n°27, septembre 2001, p.5-7.


A la recherche désespérée du débat démocratique

Le livre sur la gouvernance : blanc ou noir ?

Durant cet été, la Commission européen a publié un livre blanc sur la gouvernance. C’était une des priorités du président de la Commission, Romano Prodi.

Mais qu’est-ce que la gouvernance ? Formellement, il s’agit de la manière dont les pouvoirs exercés par les différentes institutions sont utilisés et comment ils coopèrent. En fait, ce terme fait croire que les autorités doivent partager leur pouvoir avec d’autres instances qu’elles consultent et qui représentent les différents courants de la société. Ainsi, les décisions seraient prises au terme d’un marchandage démocratique qui tiendrait compte des intérêts de tout le monde. Selon cette acception, il n’y a plus vraiment de gouvernement. Les responsabilités sont collectives.

Et c’est ce que veulent promouvoir les responsables européens. Ils veulent accréditer l’idée qu’ils sont en train de démocratiser encore davantage leurs compétences et que les mesures adoptées respecteront les désirs de chaque groupe.

Le débat sur la gouvernance est également important dans la perspective de la « Déclaration de Laeken », que veut promulguer la présidence belge de l’Union européenne en décembre. En effet, celle-ci porte sur la manière dont doit être menée la discussion sur l’avenir de l’Europe. Cela concerne essentiellement la formation du futur Etat européen : comment il sera géré, comment il exercera ses pouvoirs. Une raison de nous y intéresser.

Démocratie, où es-tu ?

Les responsables européens reconnaissent que l’Union européenne a un problème majeur de légitimité. L’idée européenne n’est pas partagée par les populations. Elle n’est pas portée par un enthousiasme citoyen, comme auraient pu l’espérer les autorités.

Ainsi, le Premier ministre belge Verhofstadt précise : « Le ‘non’ irlandais tout comme le refus danois l’an dernier (1), est une conséquence de la crise d’identité qui frappe l’Union européenne. Il existe un fossé béant entre l’Union européenne et ses citoyens, un fossé qui, depuis Maastricht (2), n’a en rien diminué. Tout comme, du reste, il existe souvent un fossé entre le citoyen et son gouvernement national. Quoi qu’il en soit, le citoyen se pose de plus (en plus) de questions au sujet de cette Europe opaque à qui il reproche son zèle réglementaire, ses compétences mal définies et son manque de légitimité démocratique » (3).

Effectivement, voilà de quoi se poser bien des questions. Où est la démocratie en Europe ? Mais ce n’est pas de cela que les autorités européennes veulent parler. S’ils évoquent ces difficultés, ce n’est nullement pour remettre en cause la construction européenne actuelle.

L’Union européenne est démocratique. Ceci ne peut être soulevé. Le livre blanc affirme avec force : « L’Union repose sur l’état de droit. Elle peut fonder son action sur la Charte des droits fondamentaux (4) et se trouve investie d’un double mandat démocratique, à travers un Parlement qui représente les citoyens de l’UE et un Conseil qui incarne les gouvernements élus des Etats membres » (5).

Si les responsables européens avancent les problèmes de légitimité, c’est soit pour prétendre qu’ils proviennent d’un manque de communication. De cette manière, les autorités de l’Union ont escamoté la difficulté que posait le ‘non’ irlandais au traité de Nice. Normalement, les Irlandais refusant cet accord, celui-ci devenait caduc. Mais, avec ce raisonnement (« les Irlandais sont mal informés »), les responsables européens sont passés outre. Soit, il s’agit de faire avancer la construction européenne, en particulier vers la formation d’un véritable Etat.

C’est dans ce cadre que le livre blanc sur la gouvernance intervient.

Les changements du livre blanc

Comment fonctionne l’Union européenne ? En résumé, on peut dire ceci : le Conseil européen, qui accueille lors de quatre sommets par an les chefs d’Etat des quinze pays membres, définit les grandes orientations ; sur cette base, la Commission européenne, qui est composé de vingt commissaires en principe détaché de leur gouvernement national, propose des lois, des règlements, des recommandations ; le Conseil des ministres, qui regroupe les quinze ministres sur un sujet déterminé (Agriculture, Finances, Affaires extérieures, etc.), décide en dernière instance ; le Parlement est consulté ; la Commission exécute et la Cour de Justice vérifie l’application, s’il y a litige.

Cette manière de procéder peut prendre du temps. On ne sait pas qui est vraiment responsable de la décision : est-ce la Commission qui pousse ? est-ce le Conseil des ministres qui bloque ? Sans compter que les affaires sont souvent déterminées par les experts et technocrates de l’Union : les commissaires qui ne sont pas élus, mais désignés par les différents gouvernements ; les membres du Comité des représentants permanents (Coreper), qui officient régulièrement à la place des ministres, ceux-ci ne venant qu’à la fin pour adopter la décision finale au Conseil des ministres ; les juges de la Cour européenne. Le Parlement - les élus du peuple - n’a quasiment pas de pouvoir.

Que veut changer le livre blanc ? En fait, assez peu. Primo, la Commission veut accroître la transparence des décisions et la possibilité d’informer le public. Secundo, elle désire simplifier les règles de décisions. Tertio, elle accorde un poids plus important encore aux experts indépendants consultés. Quarto, de la même manière, elle veut élever le niveau de consultation de la « société civile », c’est-à-dire essentiellement des organisations non gouvernementales (ONG). Quinto, elle tient à recentrer le rôle de chaque institution : la Commission sur sa mission de moteur de la construction européenne ; le Conseil des ministres sur celui d’entériner les propositions de la Commission ; le Parlement sur celui de consultation et d’introduction du débat populaire sur les matières traitées.

Un apport positif ? Il y a de quoi en douter.

Les ONG représentants des intérêts citoyens ?

Le livre blanc fait la part belle aux ONG. Il leur propose une collaboration accrue. Il est très élogieux à leur égard : « De plus en plus, la société civile considère que l’Europe offre de bonnes chances de modifier les orientations politiques et de changer la société. Cette attitude ouvre de réelles perspectives pour élargir le débat sur le rôle de l’Europe. Elle permet de faire participer plus activement les citoyens à la réalisation des objectifs de l’Union et de leur offrir un canal structuré pour des réactions, des critiques et des protestations » (6).

La Commission va-t-elle enfin prendre en considération les intérêts des citoyens ? Pas du tout.

Premièrement, il y a un réel danger de voir que les canaux pour participer au débat de l’Union sont ceux des ONG et pas les discussions publiques et parlementaires. Si les citoyens doivent choisir ces moyens, comme le reconnaît le livre blanc, c’est qu’implicitement ils ne sont pas représentés par les instruments officiels de la « démocratie », à savoir le Parlement. Il est étonnant que la Commission, au lieu de rectifier le tir en faveur du Parlement, privilégie la piste de la société civile.

Deuxièmement, ceux qui comptent sont les ONG agréées. Pas n’importe quelle association qui porte des revendications populaires. La Commission va d’ailleurs publier une liste de ces organisations chargées officiellement de parler avec elle. Il est clair qu’ATTAC Bruxelles ne sera pas parmi elle. ATTAC ne pense pas que l’Union offre de bonnes chances pour modifier la société. Que du contraire ! Voilà un motif suffisant pour être disqualifié du point de vue de la Commission.

Troisièmement, dans la liste agréée de la société civile vont figurer une série d’associations patronales comme l’UNICE, la confédération des entreprises européennes, et les fédérations sectorielles (ACEA pour l’automobile, Eurofer pour la sidérurgie, CEFIC pour la chimie, etc.). Ces associations risquent même d’avoir un poids considérable. Pour les consultations en ce qui concerne le commerce, le commissaire chargé de ce sujet, le socialiste français Pascal Lamy, accueille presque la moitié d’organisations de ce genre. On voit immédiatement quels intérêts vont être défendus.

Quatrièmement, même dans le cas où les vraies ONG (donc non patronales) auraient une importance, la Commission garde le pouvoir complet. Car le rôle de la société civile se limite à la consultation. Le terme « gouvernance », reflétant un partage des responsabilités, est donc tout à fait illusoire. Ou alors cela signifie : la Commission décide et les ONG sont chargées de défendre ces mesures auprès des citoyens. Ce n’est plus de la démocratie. Cela devient de la dictature.

La Commission au pouvoir

Car le problème est là. Dans les changements proposés pour les institutions, le livre blanc insiste sur le transfert de compétence du Conseil des ministres vers la Commission : « Le Conseil des ministres (...) a perdu sa capacité de donner des orientations politiques et d’arbitrer entre les intérêts sectoriels (...). Il est temps de reconnaître que l’Union est passée d’un processus diplomatique à un processus démocratique et que ses politiques influencent profondément les sociétés nationales et la vie de tous les jours » (7).

Mais qui doit recevoir ces compétences supplémentaires ? Le Parlement ? Pas du tout. Celui-ci doit continuer à avoir un rôle de contrôle. Mais pas de décision. Il serait utile qu’il anime « le débat public sur l’avenir de l’Europe et sur ses politiques » (8). Mais où ces discussions vont-elles aboutir, si, de toute façon, ce n’est pas le parlement qui même formellement a le pouvoir ?

En réalité, c’est la Commission qui doit concentrer l’autorité de l’Union et qui représente de ce fait la « démocratie » : « La Commission doit se recentrer sur les tâches d’initiative, d’exécution, de contrôle et de représentation internationale de la Communauté qui lui sont conférées par le traité. Les mesures proposées par le présent livre blanc, qui comportent notamment un dialogue renforcé avec les associations européennes et nationales de collectivités régionales et locales, une consultation plus ouverte et qualitativement supérieure de la société civile, une meilleure utilisation de l’expertise et une meilleure évaluation de l’impact, contribueront à améliorer la qualité de ses propositions d’action » (8).

Ainsi, c’est la Commission qui concentre tout : la consultation avec les experts et la société civile, le débat parlementaire avec les députés européens, ... C’est elle qui a un rôle d’initiative, de propositions législatives, d’exécution et de contrôle. Tiens, l’état de droit n’était-il pas fondé sur la séparation des pouvoirs ?

Donc gouvernance rime dans la bouche des responsables européens avec concentration de l’autorité. D’un côté, on renforce les pouvoirs. De l’autre, on fait croire au partage des compétences et des responsabilités avec le terme mystificateur de « gouvernance ». Comme l’écrit John Brown, ce n’est pas étonnant : on « se réfère à ces formes de gouvernement qui n’osent pas se dire « gouvernement ». Parce que, si elles le faisaient, elles dévoileraient leur caractère dictatorial » (9).

A la recherche d’une démocratie mythique

Quoi qu’il en soit, même si les responsables européens voulaient véritablement rehausser les tâches du parlement européen, le problème démocratique dans la construction européenne resterait fondamentalement posé. Car tout est déterminé par ou en relation avec des organes patronaux comme la Table ronde des industriels européens (ERT). Ce groupe d’une cinquantaine de présidents de multinationales européennes pose son empreinte sur la plupart des décisions européennes. Que ce soit le marché unique, l’euro, la politique européenne de l’emploi, etc., l’ERT en a été le promoteur.

Les commissaires européens discutent régulièrement avec les membres de l’ERT. Certains se retrouvent dans des clubs de discussion politique comme l’European Policy Centre (EPC). Celui-ci est dirigé par un membre de l’ERT, Peter Sutherland, président de BP et ancien commissaire européen. Mais l’EPC a également comme membre Pascal Lamy, le commissaire au Commerce.

L’UNICE a organisé en juin 2000 une réunion exceptionnelle pour préciser ses doléances face à la Commission. Dix commissaires ont assisté à cette assemblée, dont Romano Prodi, le président, et Pascal Lamy.

Au sommet de Davos de janvier 2001, qui accueille chaque année dans cette ville de Suisse romande, les 2.000 personnalités les plus importantes de la planète, il y avait six commissaires. Un débat était organisé sur le thème « L’Europe de mes rêves ». Y participaient dix personnes : trois commissaires (l’inévitable Pascal Lamy, Erkki Liikanen, le commissaire aux PME et à la Société de l’Information et Mario Monti, celui à la Concurrence), cinq membres de l’ERT et le président de la Deutsche Bank. Leurs opinions résonnent comme des directives : « l’Europe doit devenir plus compétitive, en particulier par rapport aux Etats-Unis » ; « Il y a nécessité d’avoir un agenda politique plus solide pour l’Europe » ; « Il faut absolument vendre l’Europe mieux, particulièrement aux Européens ordinaires » ; « l’Europe ne peut aller que de l’avant. Il n’y a pas de retour possible » (10). Ils appelaient à accélérer les réformes institutionnelles et le président de la Deutsche Bank a regretté que la prochaine conférence intergouvernementale, pouvant décider d’avancer dans la construction d’un Etat européen, n’ait lieu qu’en 2004 (11).

Tout cela montre que le livre blanc sur la gouvernance, le débat sur l’avenir sur l’Europe, etc. ne sont que de la poudre aux yeux. Tout est décidé à l’avance par les présidents des multinationales européennes et les commissaires. Comme l’affirment ces dirigeants, « il n’y a pas de retour possible ». Cela signifie que le soi-disant débat démocratique sur l’avenir de l’Europe n’existe pas dans les faits.

Tant que cette domination des entreprises sur les décisions politiques subsiste, tant que la collaboration entre les commissaires et l’ERT formera la base de la construction européenne, il ne peut y avoir d’Europe démocratique, fondée sur ce que veulent les simples citoyens.

Henri Houben

(1) Le peuple irlandais, consulté par référendum en juin 2001 sur le traité de Nice, a voté majoritairement non, malgré l’avis positif de quasiment tous les partis politiques. Un peu plus tôt, les citoyens danois avaient refusé l’entrée de leur pays dans la zone euro. (2) Verhofstadt se réfère au traité de l’Union européenne, signé à Maastricht en 1992. (3) Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle Europe ? », Discours à l’occasion du 7ème Forum européen de la Wachau à Göttweig, 24 juin 2001. (4) La Charte est un document proclamé à Nice en décembre 2000. Elle fixe un certain nombre de droits et de libertés, mais pas ceux d’emploi, de logement, de revenu décent, d’allocation de remplacement, etc. Or, cette charte doit normalement servir de base pour une constitution du futur Etat européen. (5) Commission européenne, « Gouvernance européenne : un livre blanc », Bruxelles, 25 juillet 2001, p.8. (6) Commission européenne, op. cit., p.18. (7) Commission européenne, op. cit., p.35. (8) Commission européenne, op. cit., p.35. (9) John Brown, « De la gouvernance ou la constitution politique du néo-libéralisme », 11 mai 2001. Disponible sur le site d’ATTAC France. Le site d’ Attac. (10) On peut retrouver cela sur le site de Forum de Davos. Le site du Forum de Davos (11) Lionel Barber, « Business leaders call for more EU reform », Financial Times, 28 janvier 2001.


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