Quand on parle d’Europe, on a parfois du mal à cerner les politiques sociales de l’Union européenne (UE) qui nous touchent car elles semblent trop éloignées et souvent trop floues pour pouvoir les comprendre et en faire l’objet d’une analyse critique. En particulier, il est difficile de savoir à quel niveau les décisions sont prises et de distinguer entre réformes locales, nationales et continentales. Dans la plupart des cas, on peut avancer timidement de vagues généralisations un peu banales comme « l’UE n’est pas démocratique » ou « le manque d’harmonisation fiscale cause le dumping social ». Mais comment saisir l’étendue des questions qui nous concernent et l’impact des politiques européennes sur notre vie de tous les jours ?
Voici donc un exemple concret : la mise en œuvre du processus de Lisbonne dans différents pays d’Europe. Cette « stratégie », comme les dirigeants européens se plaisent à l’appeler, vise à instaurer la prétendue flexicurité. Sous prétexte de créer des emplois, les gouvernements poussent leurs citoyens à se vendre à tout prix (même le plus bas) sur le marché unique du travail. Pour favoriser la mise en concurrence des travailleurs, des réformes ont été lancées dans plusieurs pays, qui sont - sans surprise - bien accueillies par les entreprises.
Forza Italia
Pour mieux comprendre les conséquences auxquelles Lisbonne peut nous mener, notre analyse a porté en particulier sur le marché du travail italien. Pourquoi l’Italie ? Parce qu’en démantelant le droit du travail pour atteindre des niveaux de protection sociale bien au-dessous du minimum syndical, l’Italie mérite une mention spéciale parmi les bons élèves de l’UE en matière de flexicurité. Comme cela arrive le plus souvent, ce sont les catégories les plus faibles – jeunes et femmes – à en pâtir les premières.
Avec son armée de travailleurs précaires, prêts à tout pour décrocher le moindre contrat, le marché du travail italien est probablement le plus concurrentiel – quoi que ce palmarès soit convoité par d’autres pays comme Malte [1] et qu’il soit difficile d’attribuer cette triste prime au plus méritant. L’Espagne connaît une situation similaire, qui se caractérise par une grande proportion de jeunes forcés d’accepter des contrats de travail à très court terme et des salaires en dessous de 1000 € nets par mois.
La France avait aussi risqué, en 2006, de tomber dans ce piège avec la réforme du « Contrat Première Embauche » (CPE). Mais celle-ci a été rejetée en bloc par la fureur populaire. Seulement, avec le nouveau traité de Lisbonne imposé contre la volonté des électeurs français, on peut s’attendre à ce que le CPE aussi, après avoir été défenestré, refasse irruption par la porte. La couleur a déjà été annoncée par le président Sarkozy, qui, en promettant aux travailleurs des gains supérieurs, a permis aux employeurs d’avoir une main-d’œuvre plus disponible sans devoir embaucher, en épargnant sur les charges sociales. En se mettant en concurrence avec les chômeurs, qui menacent de leur « piquer la place », les travailleurs sont ainsi plus compétitifs – quand ils ne rivalisent pas entre eux.
Une réserve de main-d’œuvre inépuisable
Sur le marché du travail européen, le record du chômage est détenu par la Pologne, où 37% des jeunes en dessous de 25 ans sont à la recherche d’un emploi, suivie de la Slovaquie (30%), la Grèce et la Roumanie (26%), alors que l’Italie n’arrive qu’en 5ème position avec 25% [2].
De manière générale, dans l’UE, 40% des jeunes de moins de 25 ans doivent se contenter d’un contrat temporaire. Alors y a-t-il vraiment une exception italienne dans toute cette précarité ? En quoi les travailleurs de la péninsule seraient-ils moins bien lotis que leurs voisins du continent ? Eh bien, des études ont montré que, bien plus qu’ailleurs, cette situation de précarité ne touche pas uniquement les jeunes et les femmes (bien que ce soient les premières victimes de la flexicurité).
Ces conditions de travail se prolongent souvent au-delà des 30 et même des 40 ans, elles ont tendance à se cristalliser et à durer plusieurs années. Pour un très grand nombre de jeunes, les jobs temporaires deviennent paradoxalement des précarités stables, des périodes d’essai à outrance, tant et si bien qu’ils portent un nom redoutablement connu au sud des Alpes : jusqu’en 2005, c’était des « co-co-co » (contrats de collaboration continue) – aujourd’hui, des « co-co-pro » (contrats de collaboration à projet).
Cocorico ?
Bien que cela puisse paraître baroque, voire absurde, ça reflète bien la capacité des employeurs italiens à profiter des situations à la limite de la légalité et à les faire reconnaître par l’Etat, au point que même le secteur public est envahi de travailleurs soi-disant « atypiques », devenus désormais très typiques.
En effet, sous l’apparence de contrats de collaborateurs indépendants, se cachent des relations de travail de type hiérarchique. En d’autres termes, celui qui se déclare comme étant l’un des clients du travailleur indépendant est de facto (en réalité) son employeur, puisque le travailleur n’a qu’un seul « client » (dans 78,5% des cas) et a une relation de subordination vis-à-vis de celui-ci : 71% des indépendants doivent se présenter tous les jours au lieu de travail [3]. Drôle d’indépendants donc !
Alors pourquoi ces contrats masqués ? Vous l’aurez deviné : ces faux clients (« employeurs d’indépendants ») ne paient pas de charges sociales n’étant pas responsables des personnes qui travaillent pour eux. Ce sont les travailleurs qui se chargent de payer impôts, assurance maladie, cotisations chômage, etc. C’est donc sur eux que pèse le risque incombant normalement à l’entreprise [4].
Néanmoins, ces travailleurs indépendants n’ont que les inconvénients et rarement les avantages de leur statut puisque leur unique client jouit de l’exclusivité de leur main-d’œuvre et ils n’apparaissent donc pas sur le marché du travail. De surcroît, ils ne bénéficient pas de la protection qui est normalement offerte aux employés : salaire minimum, congés maladie, treizième mois, prime de vacances, retraite, congés payés, droits syndicaux de base en matière de formation, d’égalité des chances ou de droit de grève.
Ainsi, tous les minima sociaux qui ont été acquis de haute lutte par l’action collective passée des travailleurs se diluent dans le nouveau droit du travail du « chacun pour soi ». Et pourtant, il ne s’agit pas que d’ouvriers sans formation, mais au contraire de main-d’œuvre éduquée et diplômée : 83% des précaires possèdent une maîtrise et 56% aussi un master [5].
Pas de parmesan sur les spaghettis
Les résultats de cette néfaste tendance sont multiples et non moins néfastes : les bas salaires – et ils sont nombreux : 83% des femmes et 68% des hommes parmi les travailleurs temporaires touchent moins de 1000 € par mois, 30% des femmes et 20% des hommes moins de 400 € par mois - et l’incertitude empêchent ces personnes de planifier leur vie ou d’avoir des projets à long terme.
Par exemple, ils sont dans l’impossibilité d’obtenir un crédit hypothécaire pour l’achat d’un logement et même souvent de louer un appartement. Cette peur de l’avenir est également invoquée comme la principale raison pour ne pas avoir d’enfants [6]. Pas étonnant que l’Italie, malgré les sermons pontificaux encourageant la procréation, soit le pays d’Europe avec le plus bas taux de fertilité : 1,3 enfant par femme. Pas étonnant que les jeunes Italiens restent chez leurs parents jusqu’à un âge avancé et qu’ils se soient forgé la réputation de squatter les jupons de leur ‘mamma’ bien au-delà de leurs 30 ans.
Même si cela peut prêter à sourire, on rit de moins en moins sous le soleil : une majorité des travailleurs précaires entre 33 et 39 ans, selon les sondages, souffrent d’anxiété, de troubles gastro-intestinaux ou de maux de tête dus à l’inquiétude de perdre leur travail, alors qu’un bon tiers d’entre eux verse dans d’autres maladies psychosomatiques telles que la dépression, la fatigue chronique ou les crises de panique [7]. L’ironie veut que ce soit des travailleurs co.co.co de l’Istat, l’organisme italien public des statistiques, qui mènent la plupart de ces enquêtes parmi des travailleurs dont ils partagent le statut et les maigres revenus [8].
Loin des yeux, loin du cœur ?
Heureusement que, dans les pays dits civilisés d’Europe occidentale, l’Etat providence protège encore ses travailleurs. Mais en avons-nous encore pour longtemps ? En Belgique, les développements du marché du travail ne laissent guère plus de place à l’optimisme car la majorité des travailleurs gagne moins de 1100 € par mois et la pratique des contrats précaires (CDD, intérim, CDI avec période d’essai d’un an) se généralise.
En outre, même en Belgique, de plus en plus de travailleurs sont officiellement indépendants mais travaillent en réalité pour un seul « client » dans des conditions de travail identiques à celles des employés (horaires stricts, feuilles de présence à remplir, relation de subordination, etc.). De plus, cela permet aux « indépendants » de ne pas payer leurs impôts en Belgique, encourageant de facto la fraude fiscale. Le fait que ces pratiques soient illégales n’empêche pas un nombre croissant de sociétés, notamment dans le domaine des services et en particulier dans les bureaux satellites des institutions européennes à Bruxelles, de les perpétrer impunément. Si les autorités nationales ferment un œil, c’est peut-être parce que l’administration européenne est impliquée. Et la boucle est bouclée.
Voici donc le modèle du marché du travail italien. Il est, hélas, bien réel et plus proche que l’on ne pense en Belgique. C’est, en tous les cas, un exemple – à ne pas suivre – pour l’application des politiques européennes de l’emploi. Ce qui pourrait arriver partout en Europe si l’on n’est pas suffisamment vigilants.
Flora Flamant
[1] Repubblica.it, 11 février 2008. Sur le plan du taux de chômage féminin le plus élevé, l’Italie se classe en deuxième position derrière Malte.
[2] Repubblica.it, 27 février 2008.
[3] Miojob.Repubblica.it, 27 février 2008 et Repubblica.it, 13 janvier 2005.
[4] The “Continuous Collaborators” in Italy, U. Muehlberger and S. Pasqua, octobre 2006.
[5] Un master est une année supplémentaire par rapport à la maîtrise.
[6] Repubblica.it, 13 janvier 2005.
[7] Ibidem.
[8] Il Manifesto, 14 Juillet 2005.