Par Sophie Heine
(paru dans Le Soir du 21 juin 2008)
Tels les musiciens du Titanic continuant à jouer alors que le navire sombrait irrésistiblement, les gouvernements des Etats membres, poussés dans cette voie par le président de la commission européenne Barroso, persistent à ratifier le Traité de Lisbonne malgré le camouflet que vient de lui infliger le peuple irlandais. Un tel aveuglement du désaveu populaire pourtant criant dont souffre désormais l’UE est révoltant et tout simplement contre-productif. Après les « non » à la constitution européenne par deux des peuples fondateurs de l’UE, celui de l’Irlande, l’un des plus grands bénéficiaires de l’intégration européenne, impose d’ouvrir les yeux sur l’ampleur de la crise de légitimité affectant le projet européen. Ce nouveau refus citoyen doit inciter à une véritable réorientation de la construction européenne dans un sens plus démocratique, à la fois sur la forme et sur le fond.
Sur la forme, cette nouvelle résistance populaire démontre qu’il n’est plus possible de continuer à faire avancer l’intégration par le haut sans aucune implication des citoyens. Les gouvernants avaient déjà allégrement passé outre les « non » français et hollandais en conservant l’essentiel des dispositions du traité constitutionnel dans le nouveau texte et en méprisant les demandes de réorientation de l’intégration exprimées lors de ces référendums. Tous les partisans du non en Irlande ont fustigé la nature anti-démocratique de l’UE actuelle et réclamé que les citoyens puissent se réapproprier et s’impliquer réellement dans les décisions européennes. Rester sourd à de telles demandes et faire re-voter les citoyens irlandais sur le même texte ne ferait qu’aggraver le sentiment de piétinement de la démocratie, ressenti non seulement par les Irlandais mais aussi par une grande partie de l’opinion publique européenne. L’argument selon lequel le processus d’intégration ne peut être bloqué par un seul pays élude le fait que les autres Etats ayant ratifié le texte l’ont fait par la voie parlementaire, sans aucun débat démocratique réel et sans consulter leurs populations. Rien n’empêche d’ailleurs de supposer que beaucoup d’autres électorats auraient également voté « non » s’ils avaient eu la chance de s’exprimer sur le Traité. Au demeurant, renégocier un nouveau traité selon la vieille méthode technocratique et intergouvernementale serait extrêmement mal reçu par les citoyens européens. Le Traité de Lisbonne était déjà censé être un nouveau compromis après les rejets français et néerlandais de la Constitution européenne. A deux reprises, les dirigeants européens se sont donc révélés incapables de rédiger seuls un texte satisfaisant pour les populations. Il est plus que temps qu’ils reconnaissent leur incompétence en la matière.
Le « non » irlandais impose aussi sur le fond une réorientation de la construction européenne. Certes, les raisons du non étaient très variées. On y trouvait des arguments conservateurs (la peur que l’UE ne facilite l’avortement), néolibéraux (volonté de continuer à pouvoir jouer sur le dumping fiscal pour attirer les investisseurs), nationalistes (peur de perdre son identité dans une Europe élargie), mais aussi sociaux (contre la concurrence à la baisse en matière sociale, les privatisations, une politique libre-échangiste…), démocratiques (critique de l’absence de contrôle parlementaire et populaire sur les décision européennes) et pacifistes (dénonciation de la militarisation rampante de la politique étrangère de l’UE)... Les partisans du « non » regroupaient en effet des mouvements de droite [1] et de gauche [2] très différents idéologiquement. Toutefois, la demande d’une Europe plus démocratique et plus conforme aux attentes des citoyens, souvent associée à une optique pro-européenne refusant un repli isolationniste [3], a manifestement constitué un motif essentiel de la victoire du non. Même si l’insatisfaction populaire est relayée ou instrumentalisée par des forces politiques de tout bord, elle existe bel et bien et il est grand temps d’admettre qu’elle ne repose pas sur de pures chimères mais découle directement des vices croissants de l’intégration européenne elle-même. En effet, les stratégies partisanes d’extrême gauche et d’extrême droite ne prospèrent pas sur du néant mais s’alimentent à une source d’insatisfaction populaire objective. Les critiques contre la nature antisociale, antidémocratique ou (tendanciellement) militariste de l’UE sont fondées et expliquent en grande partie la montée de la défiance populaire envers les institutions européennes.
Comment répondre à cette nouvelle crise submergeant à nouveau l’Europe ? En lieu et place d’une orientation oligarchique désormais inacceptable pour les citoyens, il incombe aux dirigeants européens d’enfin prendre au sérieux la demande d’une Europe plus démocratique. A cet égard, les élections européennes de 2009 pourraient être l’occasion de susciter un débat de fond sur un nouveau traité. Au cours d’une campagne longue, correctement financée et bien couverte médiatiquement, les différents partis politiques européens, ainsi que des mouvements de citoyens suffisamment importants numériquement, proposeraient chacun leur vision du nouveau texte et la soumettraient ensuite au choix des électeurs. La majorité issue des élections de cette assemblée quasi constituante serait alors investie d’un mandat populaire clair pour rédiger un nouveau texte fondateur. Celui-ci serait alors soumis à référendum le même jour dans tous les Etats membres. Un tel processus permettrait aux différentes visions de l’Europe de s’affronter clairement et accorderait la décision finale aux citoyens. Une telle proposition – soutenue par un grand nombre de mouvements de la société civile [4] – dérive avant tout d’une nécessité démocratique et ne permet par de postuler à l’avance le résultat de cet exercice de souveraineté populaire. Il permettrait aux citoyens d’exprimer les raisons de leur « non », qui semblent aujourd’hui si obscures aux yeux des gouvernants. Il devrait dès lors rencontrer le double critère de l’idéal démocratique : celui d’un gouvernement « par le peuple » et « pour le peuple ». D’une part, les citoyens deviendraient des acteurs à part entière d’un processus décisionnel les affectant directement ; d’autre part, cette autodétermination devrait logiquement déboucher sur des politiques correspondant davantage aux intérêts et préférences d’une majorité d’entre eux. Ainsi – en ces temps troublés un peu de lyrisme ne peut pas faire de mal – l’équipage s’emparant collectivement de sa conduite, le navire européen cesserait de sombrer et reprendrait le large vers de nouveaux horizons, espérons-le, plus sociaux, écologiques et pacifiques.
Sophie Heine
Politologue à l’ULB
[1] Le groupe néolibéral Libertas dirigé par un homme d’affaires ou le mouvement ultra-catholique de droite Coir.
[2] Certains syndicats comme UNITE, le parti nationaliste de gauche Sinn Fein, les partis de gauche radicale comme le Socialist party, une dissidence des verts, plusieurs mouvement citoyens comme le « People’s movement »...
[3] Voici ce que dit la « Campaign against the EU Constitution », qui regroupe des partis et mouvements de gauche irlandais opposés au Traité de Lisbonne : « We are not anti-European – many of us have worked on European issues or in the EU for decades. We are deeply concerned, however, at the EU’s current direction and believe an alternative path is not only possible but also urgently required » (« Nous ne sommes pas anti-Européens. Beaucoup d’entre nous ont travaillé sur les matières européennes ou au sein de l’UE durant des décennies. En revanche, nous sommes profondément inquiets de la direction suivie par l’UE et croyons qu’une voie alternative n’est pas seulement possible, mais est urgemment nécessaire »), Campaign against the EU Constitution. Le dernier sondage eurobaromètre de décembre 2007 a d’ailleurs montré que les Irlandais, tout comme les Néerlandais et les Français, sont parmi les plus proeuropéens dans l’Union.
[4] Formulent entre autres une telle revendication : au niveau européen, le réseau des Attac d’Europe, en Allemagne, Mehr Demokratie, en Belgique, le Grappe (Groupe de Réflexion et d’Action pour une Politique Ecologique), l’ « Initiative (franco-allemande) pour une constituante européenne », …