par
Dans le mouvement contre la globalisation, il est de bon ton d’insister sur les méfaits de la mondialisation économique. Initiée par Reagan et Thatcher au début des années 80, la politique néolibérale, prétend-on, consiste essentiellement en un désengagement de l’Etat au profit du marché, ce qui se traduit par une déréglementation, des privatisations, le démantèlement de la sécurité sociale, des baisses d’impôts en faveur des plus munis, etc.
Mais une telle analyse n’est-elle pas incomplète ? N’est-elle pas réductrice en ne prenant en compte que les éléments socio-économiques de la réalité ? N’y a-t-il pas d’autres phénomènes liés et même étroitement liés ?
Comment la situation économique aux Etats-Unis est-elle liée aux préparatifs de guerre ? Comment cette situation se retrouve-t-elle finalement aux origines de la « mondialisation » et des « politiques néo-libérales » ?
Article paru dans Angles d’Attac, n°39, novembre 2002, p.5-6.
Dans le mouvement contre la globalisation, il est de bon ton d’insister sur les méfaits de la mondialisation économique. Initiée par Reagan et Thatcher au début des années 80, la politique néolibérale, prétend-on, consiste essentiellement en un désengagement de l’Etat au profit du marché, ce qui se traduit par une déréglementation, des privatisations, le démantèlement de la sécurité sociale, des baisses d’impôts en faveur des plus munis, etc.
Mais une telle analyse n’est-elle pas incomplète ? N’est-elle pas réductrice en ne prenant en compte que les éléments socio-économiques de la réalité ? N’y a-t-il pas d’autres phénomènes liés et même étroitement liés ?
La crise des années 70
Si on se pose une telle question, c’est que la tentation d’y répondre positivement est très forte.
Pour comprendre ce qui s’est réellement passé, il faut remonter aux années 70 et s’intéresser à la situation aux Etats-Unis même. A ce moment, le pays est en perte de vitesse. Une crise économique sévère, marquée par le quadruplement des prix du pétrole en 1973, commence. Les Etats-Unis se font rattraper économiquement par l’Europe et par le Japon. La défaite au Vietnam et en Indochine est durement ressentie par les dirigeants américains. Partout, la résistance dans les nations du tiers-monde prend de l’ampleur. Le Nicaragua se choisit un gouvernement indépendant. En Iran, le Shah, grand allié américain dans la région, est renversé. Les luttes des salariés se multiplient.
Résultat : la classe la plus fortunée voit ses avoirs se réduire. Entre 1970 et 1975, le pour-cent le plus riche aux Etats-Unis ne dispose plus que de 9% du total des revenus distribués dans le pays, contre 11% en 1955 (1). Et en 1976, il ne possède plus que 22% des actifs de la nation, contre au moins 30% dans les années 60 (2).
Un lourd « Heritage »
Dans certains milieux, cette situation est intenable. Il faut une contre-offensive. C’est dans ce cadre qu’est créée en 1973 la Heritage Foundation, un groupe de « réflexion » très conservateur. C’est la famille Coors, qui s’est enrichie dans le commerce de la bière au Colorado, qui finance les premiers pas de l’organisation : 250.000 dollars. Ces deux fondateurs, Edwyn Feulner et Paul Weyrich, sont liés à l’extrême droite américaine.
Rapidement, le groupe va acquérir une grande notoriété grâce à l’appui d’autres argentiers comme Richard Scaife, l’héritier de la famille Mellon. Cette dernière a fait fortune grâce à Alcoa, le numéro un de l’aluminium dans le monde, et Gulf, un des sept multinationales qui dominaient le marché pétrolier à cette époque. De même, William Simon, l’ancien secrétaire au Trésor de Richard Nixon, puis de Gérald Ford, devient président de la John Ohlin Foundation. Il met immédiatement les fonds disponibles aux groupes ultra-conservateurs comme la Heritage Foundation. Du coup, celle-ci se voit dotée : 7 millions de dollars en 1980.
Fin 1979, ses dirigeants décident d’élaborer un programme gouvernemental, poste ministériel par poste, mais un plan ultra-droitier. Il sera publié début 1981 au moment où Ronald Reagan accède à la présidence. C’est un document fondamental. Ses auteurs se vantent que 60% de leurs recommandations ont été acceptées et appliquées par l’administration Reagan. Il est donc raisonnable d’affirmer que cet ouvrage, intitulé « Mandate for Leadership. Policy Management in a Conservative Administration » (Mandat pour diriger. Gestion de la politique dans une administration conservatrice), a fourni de base à la politique américaine et donc à ce qu’on appelle l’orientation néolibérale.
La mondialisation néomilitaire
Or, qu’y trouve-t-on ? D’abord - oh, surprise ! -, c’est une vision globale qui est présentée. La baisse des impôts, la déréglementation, la réduction des dépenses sociales côtoient un programme répressif, mais aussi un long chapitre sur la défense. Dans celui-ci, les auteurs plaident pour une refondation majeure, basée sur l’importance majeure de ce département, une augmentation forte de son budget, l’achat massif d’armes perfectionnées, une remotivation des effectifs et une politique agressive vis-à-vis de l’ennemi numéro un de l’époque, l’URSS.
En particulier, le document avance deux thèses importantes. D’abord, il met en exergue « la reconnaissance que notre santé économique interne et notre stabilité politique sont imbriquées dans l’environnement international et cet environnement est susceptible de pouvoir. Ce qui signifie que la force armée est toujours le facteur de base dans le système international. Exactement comme les Etats-Unis se sont focalisés sur ses problèmes domestiques durant la décennie précédente, ils doivent maintenant se concentrer sur les préoccupations internationales pour la prochaine décade » (3). Autrement dit, la Heritage Foundation souligne qu’il faut que le nouveau gouvernement américain s’oriente clairement vers une politique internationale pour réaffirmer ses velléités hégémoniques sur la planète et que cela passe nécessairement par un renforcement militaire, seul moyen de le faire.
Deuxième thèse : les auteurs mettent un lien étroit entre la hausse du budget de la défense et la nécessaire réduction des dépenses sociales : « Durant la précédente décennie, la nation a dévolu de très larges parts de ses ressources aux programmes sociaux, ce qui a rendu de plus en plus difficile le contrôle de l’inflation, l’accumulation induite du capital, la hausse de la productivité et les achats pour la défense nationale. (...) L’économie a besoin de coupe dans les impôts pour stimuler l’accumulation du capital. Davantage de fonds sont nécessaires pour la défense et le budget doit être équilibré pour contenir l’inflation. Mais, avec ces programmes sociaux incontrôlables qui croissent rapidement, aucune de ces choses n’est possible actuellement » (4). Ce qui veut dire que, si les Etats-Unis veulent réaffirmer leur hégémonie mondiale, donc développer son appareil militaire, et assurer une distribution des richesses en faveur des plus favorisés, il faut démanteler ces fameux « programmes sociaux incontrôlables qui croissent rapidement ».
A politique globale d’hégémonie, riposte globale
De cette façon, les dirigeants américains donnent une autre définition de la mondialisation néolibérale que celle que l’on présente habituellement. Ce n’est donc pas un simple programme d’enrichissement d’un côté et d’un appauvrissement de l’autre. Ce n’est pas l’exubérance de marchés financiers et de ceux qui y spéculent. Ce n’est pas la force d’une idéologie qui trouve ses fondements dans le lointain passé.
C’est le projet d’une classe possédante, extrêmement minoritaire, pour dominer non seulement son pays, mais également l’ensemble de la planète. Et c’est pour cela qu’il est global, c’est-à-dire qu’il comprend non seulement un plan pour réorienter les richesses vers les plus fortunés, mais également la limitation des droits démocratiques notamment de contestation (5) et surtout un programme militaire extrêmement sophistiqué. Et, de fait, les dispositions des différents présidents, Reagan, Bush et Clinton, ont permis le redressement des avoirs du pour-cent le plus riche. En 1998, celui-ci disposait de 19% des revenus et de 38% des actifs américains (6). Reagan a lancé l’Initiative de Défense Stratégique, autrement appelé guerre des étoiles. Un projet de bouclier antimissiles pour se protéger des armes soviétiques. Il a poussé le budget de la défense à plus de 6% du PIB (7), contre 4,5% en 1978.
Cette liaison entre la mondialisation « économique » et sa version militaire n’est pas seulement un point d’histoire. Car ceux qui ont mis Reagan au pouvoir sont les mêmes qui soutiennent aujourd’hui George Bush. La politique est identique : baisse des impôts, déréglementation, forte hausse du budget de la défense, bouclier antimissiles, répression massive contre ceux qui résistent... Et même les arguments sont repris de la guerre froide. Seulement l’URSS n’existant plus, ce sont les « Etats voyous » qui l’ont remplacé comme ennemis à abattre.
Face à cette politique globale, il faut une riposte globale. Non seulement pour renforcer la solidarité de tous les peuples du monde devant cette hégémonie inacceptable. Mais aussi pour se battre tant contre les effets sociaux désastreux de cette mondialisation que contre les aventures militaires que nous préparent les experts de la Maison Blanche, que ce soit en Irak ou ailleurs. Manifestons contre ces guerres injustes et barbares !
Henri Houben
(1) Tirés de Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « Income Inequality in the United States, 1913-1998 », NBER Working Paper, n°8467, septembre 2001. L’article de Piketty et Sez (2) Tiré d’Edward Wolff, « Estimates of Household Wealth Inequality in the US 1962-1983 », Review of Income and Wealth, n°3, septembre 1987. Wolff utilise les chiffres officiels de la Federal Reserve (la banque centrale américaine), dans Survey of Consumer Finance. Un actif est un capital que l’on peut acheter ou vendre à un moment donné. Un revenu est l’argent que l’on reçoit pour la prestation d’une activité durant une période donnée, par exemple un salaire, un dividende, un intérêt, une rente... (3) Charles Heatherly (éd.), Mandate for Leadership. Policy Management in a Conservative Administration, The Heritage Foundation, Washington, 1981, p.152. (4) Charles Heatherly (éd.), op. cit., p.150. (5) Rappelons que les premiers faits d’armes de Reagan ont été de casser la grève des contrôleurs aériens en août 1981. Et Thatcher s’est ingéniée à briser le mouvement syndical, notamment en s’attaquant au mouvement des mineurs. (6) Thomas Piketty et Emmanuel Saez, op. cit., et Edward Wolff, « Recent Trends in Wealth Ownership », Jerome Levy Economics Institute, Working Paper n°300, avril 2000. (7) Produit intérieur brut, qui estime la richesse marchande produite en un an par un pays.