La table ronde des industriels européens
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La Table ronde des industriels européens (ERT) existe depuis 1983. Depuis lors, son poids dans les décisions européennes est prépondérant. Marché unique, monnaie commune (l’euro), processus de Lisbonne, élargissement, réforme des retraites et développement des fonds de pension privés, orientation de l’enseignement vers les entreprises (avec, pour les universités, les conclusions de Bologne)... Dans tout cela, l’ERT a joué un rôle fondamental.
Mais que représente-t-elle réellement ? Quelles sont les entreprises qui ont un jour envoyé un « délégué » à cet organe non officiel ? Bref, quel pouvoir a-t-elle dans le monde économique européen ? N’a-t-elle pas une capacité inquiétante d’influence ?
La table ronde des industriels européens
En 1983, Pehr Gyllenhammar, patron de Volvo, réunit Umberto Agnelli de Fiat et Wisse Dekker de Philips, pour rassembler les présidents (ou vice-présidents) des plus grandes multinationales européennes. A cette première réunion d’avril à Paris, ils sont 17. Mais sont également présents deux commissaires européens de l’époque : Etienne Davignon, chargé de l’industrie (futur président de la Société Générale de Belgique), et François-Xavier Ortoli, chargé des Finances (futur président de Total).
Le nouvel ensemble prend le nom de Table ronde des industriels européens : ERT suivant le sigle anglais, soit European Roundtable of Industrialists. Le modèle en est la Business Roundtable qui existe aux Etats-Unis depuis les années 70.
La création de l’ERT se déroule à un moment où tout le monde dit que la construction européenne est en panne. De fait, l’ERT a le projet de la relancer par un violent coup de fouet. Celui-ci viendra du rapport que Wisse Dekker fera pour terminer l’intégration du marché européen. Ce projet sera repris par Jacques Delors, devenu président de la Commission en 1985. Il chargera Lord Cockfield d’une étude sur la faisabilité de cette proposition. Le commissaire britannique reprendra les conclusions de Wisse Dekker, en ne changeant pratiquement qu’une seule chose : la date d’échéance pour ce marché unique. Ce sera 1992, et non 1990 comme avancé par le patron de Philips.
A partir de ce moment, l’ERT va dominer les débats de l’Union européenne. Ses responsables avouent avoir des contacts privilégiés avec le président de la Commission et le président de l’Union en exercice.
Mais que représente réellement l’ERT ? Qui en a fait partie depuis 1983 ? Quel est son pouvoir économique ? C’est l’objet du tableau ci-dessous. Le tableau reprend les firmes qui ont été présentes par un « délégué ».
La particularité de l’ERT est d’être une organisation de membres physiques. Ce sont donc les présidents (ou vice-présidents) des entreprises qui sont officiellement représentés. Ils ne représentent normalement qu’eux-mêmes sur base des qualités reconnues par leurs pairs. De ce fait, lorsqu’ils perdent leur fonction (pour diverses raisons, mais habituellement pour limite d’âge), ils peuvent rester à l’ERT. Et le remplaçant à la tête de la firme ne devient pas automatiquement membre de l’ERT. Néanmoins, celui qui siège engage, d’une certaine façon, sa société. C’est pour cela que nous avons repris ci-dessous les entreprises en tant que telles.
Les firmes reprises sont les plus importantes de leur secteur. Nous n’avons classé que des compagnies qui sont ou ont été reprises parmi les 500 plus grandes entreprises du monde. Ce sont des secteurs principalement industriels (puisque c’est la Table des industriels), mais dans un sens large. Viennent également s’ajouter les services d’eau et d’énergie, les télécoms sous forme d’opérateurs... Mais sont radicalement exclues les sociétés financières. Le tableau est éloquent.
Tableau : Liste des grandes firmes européennes (par secteur) en fonction du fait qu’elles sont, ont été ou n’ont pas été représentées à l’ERT
Secteur | Fait partie ERT 2003 | A fait partie ERT | N’a jamais fait partie d’ERT |
Aéronautique | Rolls-Royce | Airbus (EADS) | BAe Systems |
Lagardère | |||
Thalès Group | |||
Agro-alimentaire | Diageo | Danone | |
BAT Industries | Feruzzi | ||
Nestlé | |||
Unilever | |||
Carlsberg | |||
Automobile | Fiat | DaimlerChrysler | BMW |
Renault | Robert Bosch | Peugeot | |
Volkswagen | GKN | Valeo | |
Man | |||
Volvo | |||
Bois-Papier | Stora Enso | UPM-Kymmene | |
Chimie | Bayer | ICI | BASF |
Aventis | Degussa | ||
Akzo Nobel | Edison | ||
Solvay | Henkel | ||
Air Liquide | |||
Eau | Suez | ||
Vivendi | |||
Electronique | Siemens | Marconi (GEC) | Electrolux |
Philips | Thomson | ||
Nokia | Olivetti | ||
STMicroelectronics | |||
Energie | Veba EON | CEPSA | EDF |
Suez | Enel | ||
Centrica | |||
Endesa | |||
Vattenfall | |||
Ind. pharma. | Roche | Glaxosmithkline | |
Astrazeneca | Novartis | ||
Médias | Vivendi | Bertelsmann | |
Reed Elsevier | |||
Matra | |||
Pétrole | Royal Dutch/Shell | Statoil | Fortum |
BP | Repsol | ENI | |
Norsk Hydro | Petrofina | ||
Total | RAG | ||
Pneu | Pirelli | Michelin | |
Continental | |||
Sidérurgie | ThyssenKrupp | Corus | Arcelor |
Riva | |||
Télécoms (matériel) | Nokia | Olivetti | |
Alcatel | |||
Ericsson | |||
C & W | |||
Vodafone | |||
Télécoms | Deutsche Telekom | BT | France Télécom |
Telefonica | KPN | ||
Belgacom | |||
Verre | Saint-Gobain | ||
Pilkington | |||
Autres | Lafarge | ABB | Alstom |
Umicore | Dumez | Anglo American | |
Bouygues | |||
Christian Dior | |||
|mperial Tobacco | |||
Invensys | |||
L’Oréal | |||
LVMH | |||
Péchiney | |||
Veolia Environnement | |||
Vinci |
Source : Tiré à partir des données fournies sur le site de l’ ERT. En particulier du document produit lors du vingtième anniversaire de la création de l’ERT, « ERT Highlights 1983-2003 », avril 2003.
Les firmes ont été classées en trois catégories : le président ou un autre responsable est membre de l’ERT en 2003 (deuxième colonne) ; il a été membre, mais il ne l’est plus en 2003 (troisième colonne) ; n’a jamais fait partie de l’ERT (quatrième colonne).
En analysant attentivement ce tableau, nous tirons les conclusions suivantes :
1. Rares sont les firmes d’un secteur qui n’ont pas été, à un moment ou à un autre, « membres » (c’est-à-dire représentées) à l’ERT : 1 sur 5 dans l’aéronautique, aucune (sur 7) dans l’agro-alimentaire (Parmalat n’a jamais été représenté à l’ERT), 3 sur 11 dans l’automobile, 4 sur 10 dans la chimie, 1 sur 8 dans l’électronique, 2 sur 4 pour l’industrie pharmaceutique, 2 sur 10 dans le pétrole, 0 sur 6 dans le matériel de télécoms, pour ne donner que les résultats les plus significatifs.
2. De ce fait, l’ERT représente les plus grandes firmes « industrielles » du vieux continent. On peut dire qu’elle défend les intérêts des multinationales européennes (à l’exception sans doute de la finance, ce qui n’est pas négligeable).
3. Parce qu’elle est la voix des grandes multinationales sectorielles, excepté la finance, elle exerce une influence décisive sur la construction européenne dans un monde dominé par l’argent et le pouvoir. Mais le fait que la finance, fortement mondialisée, ne soit pas présente à l’ERT donne à celle-ci un caractère proprement européen. D’ailleurs, aucune filiale « étrangère » au continent (américaine ou asiatique, par exemple) n’est représentée à l’ERT. L’ERT donne donc une vision de l’Europe comme elle devrait l’être pour défendre les intérêts du patronat strictement européen, même si celui-ci est implanté aux quatre coins du globe.
4. Ce qui fait que l’ERT impulse une vision stratégique de ce que doit être l’Union européenne : une puissance économique d’abord, pour permettre aux firmes européennes de se créer un vaste marché intérieur sur lequel elles pourront s’appuyer pour conquérir le reste du monde ; mais également une puissance politique, pour défendre les intérêts de ces multinationales européennes partout dans le monde ; et, pour cela, aussi une puissance militaire, car pour faire passer le poids politique il faut une armée.
5. Le projet européen de l’ERT est donc dominateur. Il s’agit de faire de l’Union européenne une puissance mondiale, capable au moins de rivaliser avec les autres (Etats-Unis, Japon). Mais, elle va plus loin : avec le processus de Lisbonne, décidé au sommet européen de mars 2000 (voir les articles qui traitent cela), elle veut faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » en 2010. La plus compétitive, cela veut dire : devant tous les autres.
La question qu’on devrait se poser : quel est l’intérêt du simple citoyen européen dans ce projet ? Il est clair que cela va à l’encontre d’une alternative fondée sur la solidarité et la paix, sur le développement des besoins humains. Qu’est-ce que cela peut faire qu’en Europe nous soyons les meilleurs, meilleurs que les Japonais, Américains ou autres ? En quoi cela nous rend-il plus heureux ? En quoi cela assure-t-il aux paysans du tiers-monde de vivre décemment et d’avoir un toit, de la nourriture, de l’eau potable, un enseignement convenable, des soins de santé, etc. ? En quoi cela permet-il même aux gens d’ici d’être moins pauvres ?
Le monde de l’ERT, repris par les instances européennes, est un monde de guerre. Guerre économique d’abord. Mais guerre tout court par la suite. Car ce qu’on ne peut conquérir par la force des marchés, tôt ou tard, on voudra le prendre par la force militaire.
Henri Houben